Homme d’affaires et photographe de la jet-set internationale, le milliardaire franco-italien expose sa collection à la fondation Louis Vuitton.
Infatigable, Jean Pigozzi, héritier du fondateur de Simca, vogue entre ses résidences de Genève, New York, Antibes et son île au large de Panama. Le milliardaire, qui a commencé dans l’industrie du cinéma et tâté des fonds d’investissements et des start-up, est d’abord connu comme chroniqueur photographique de la jet-set. Ami de Mick Jagger, de Jack Nicholson ou de Steven Spielberg, «Johnny», comme l’appellent ses proches, ne s’est jamais contenté des chemins tout tracés. Au début des années 1990, il a débuté une collection d’art africain contemporain, à une époque où le continent n’intéressait personne. Constituée de 10 000 œuvres, c’est la plus importante existant aujourd’hui. Conservée aux ports francs de Genève, elle voyage elle aussi, régulièrement présentée dans les institutions les plus prestigieuses, de New York à Bilbao, de Londres à Moscou et Turin. La voici qui fait escale en France, accueillie entre les murs de la fondation Vuitton.
Quel est l’objectif de cette exposition ?
L’idée est de montrer le dynamisme de la création africaine contemporaine, à travers une sélection de quinze plasticiens. Certains sont connus, comme Chéri Samba, Barthélémy Toguo, Seydou Keïta. D’autres ne le sont pas. Les visiteurs seront surpris. Pour beaucoup, l’art africain se limite aux statuettes et aux masques que l’on voit au musée du quai Branly ou au Metropolitan. En fait, la création actuelle reste ignorée. Ni le MoMA ni la Tate Gallery, ni le Centre Pompidou, ne possèdent de département spécialisé.
Comment vous est venue l’envie de collectionner ?
Mes parents possédaient des Renoir et des Sisley. Moi, j’ai toujours préféré me tourner vers le futur. J’ai commencé à collectionner dans les années 1970, quand j’étais étudiant à Harvard : Ed Ruchka, Sol LeWitt… En réalité, je me dispersais. C’est Charles Saatchi, le collectionneur britannique, qui m’a conseillé de me spécialiser. Au même moment, en 1989, j’ai visité l’exposition «Magiciens de la terre», au Centre Pompidou. J’ai découvert Chéri Samba, Bodys Isek Kingelez, Frédéric Bruly Bouabré… Et ça m’a bouleversé. J’ai voulu acquérir leurs œuvres, mais c’était impossible. Alors, on m’a proposé de rencontrer André Magnin, l’un des commissaires. Il rêvait de continuer à travailler en Afrique. Je l’ai engagé et, pendant vingt-deux ans, nous avons monté cette collection.
Qu’est-ce qui vous bouleversait dans ces œuvres ?
La fraîcheur, la singularité de cette création. La plupart des artistes étaient des autodidactes, ils n’avaient pas la télévision et travaillaient dans des conditions modestes, bien éloignées des ateliers à air conditionné américains. Mais quelle imagination ! Constituer cette collection a représenté un travail titanesque. On envoyait des toiles, des pinceaux… Ensuite se posaient les problèmes d’acheminement, de restauration des œuvres qui nous arrivaient déchirées, cassées ou infestées d’insectes. Sans parler des communications, alors très compliquées.
Étonnamment, on dit que vous n’avez jamais mis les pieds en Afrique !
C’est exact. Je suis un voyageur difficile : les embouteillages de Kinshasa, les attentes à la douane, les hôtels improbables ne me tentent pas. Pourquoi, d’ailleurs, cela serait-il gênant ? Les collectionneurs de Picasso n’allaient pas non plus obligatoirement dans son atelier. C’est André qui sillonnait le continent. Il me proposait des œuvres, que j’approuvais ou pas. Je les ai toutes choisies. En revanche, j’entretiens des relations avec les artistes. On se rencontre lors de leurs séjours en Europe ou aux États Unis.
André Magnin ne vous accompagne plus depuis qu’il a ouvert sa galerie, en 2009. Comment vous procurez-vous des œuvres ?
C’est plus facile aujourd’hui. Il y a des galeries, les foires. Et Internet facilite les contacts… La dernière pièce que j’ai achetée, je l’ai découverte sur Instagram !
Quels sont vos critères de sélection ?
Je recherche des artistes vivants, qui travaillent en Afrique subsaharienne. Et je me fie à mes coups de cœur. Depuis que je fréquente musées, galeries et expositions, j’ai l’œil bien entraîné. On m’a pourtant longtemps considéré comme un crétin, bon à acheter de «l’art d’aéroport». Moi, je me moque des commentaires. Mes choix ne sont pas dictés par des raisons financières. Si j’avais voulu spéculer, j’aurais acquis des tableaux de Warhol ou de Basquiat, et je les aurais remis sur le marché lorsqu’ils valaient trente ou quarante fois plus cher ! De toute manière, je ne revends pas. Je l’ai fait une fois, avec une vingtaine de pièces, chez Sotheby’s, juste pour voir si je n’étais pas fou.
Pourquoi, selon vous, les artistes africains restent-ils méconnus ?
C’est simple : les riches chinois, russes ou arabes achètent les artistes de leur pays. Hélas, ce n’est pas le cas en Afrique. Souvenez-vous : dans les années 1890, les Américains collectionnaient les impressionnistes. L’art des États-Unis a décollé vers 1960, lorsqu’ils se sont intéressés à Pollock ou Warhol. Et puis, sur le continent africain, il existe très peu de galeries de dimension internationale.
N’avez-vous pas le sentiment que la situation s’améliore ? En Afrique du Sud va ouvrir le musée de l’Allemand Jochen Zeitz, collectionneur d’art contemporain africain lui aussi. En France, la première foire spécialisée s’est déroulée en novembre dernier. Et en même temps que l’exposition de la fondation Vuitton se tient, à la Villette, «Afriques capitales»…
Disons qu’il se produit un frémissement. Mais les cotes ne sont toujours pas élevées. Une toile de Chéri Samba se négocie 50 000 ou 60 000 €. Elle devrait en valoir 250 000 ou 300 000. S’il y avait un réel engouement, j’aurais reçu des propositions de rachat de ma collection !
À propos de celle-ci, où en est votre projet de créer une fondation qui pourrait l’abriter ?
Il avance. Ce musée sera localisé dans une ville occidentale, pour faire rayonner l’art africain dans le monde. Et il sera pluridisciplinaire, ouvert sur la musique, le cinéma… En attendant, je continue à prêter ma collection. Elle est allée au Metropolitan, au Guggenheim, à la Tate Modern, au Grimaldi Forum de Monaco… Je pense qu’au moins un million de personnes l’ont déjà vue.
Il y a huit ans, vous vous êtes découvert une nouvelle passion : l’art japonais.
Takashi Murakami m’avait invité à la foire Geisai, qu’il organise tous les ans, avec de jeunes plasticiens. Et là encore, j’ai été époustouflé. Je croyais trouver des mangas. Pas du tout. Évidemment, cette création n’a rien à voir avec l’art africain. Plus sophistiquée, elle mêle tradition et folie. Je possède environ 2 000 pièces. Je souhaite de la même façon créer un musée. Mais je n’abandonne pas pour autant mes premières amours.