Révélé au début de l’été, le Diogène attribué au maître lorrain n’a pas fini de faire couler beaucoup d’encre, ni de soulever de nombreuses questions. Réponses avec Jean-Pierre Cuzin.
Treize ans après la dernière identification d’une œuvre de Georges de La Tour (1593-1652) Saint Jérôme lisant, aujourd’hui au Prado, l’ancien conservateur général du département des peintures du musée du Louvre, Jean-Pierre Cuzin, a publié dans le numéro de juillet du Burlington Magazine un nouveau tableau du maître de Vic-sur-Seille : un Diogène qui pourrait, selon lui, être sa première œuvre conservée.
Carole Blumenfeld : Quel étrange tableau !
Jean-Pierre Cuzin : Étrange et même bizarre, en effet ! Différent par sa présentation, par son sujet, de tout ce que l’on connaissait jusque-là. Mais je crois que les liens de style avec les œuvres que l’on s’accorde à voir comme étant des débuts de La Tour, la série des «Apôtres d’Albi», Le Vielleur au chien de Bergues, Les Mangeurs de pois de Berlin ou les deux portraits de paysans de San Francisco, obligent à voir une même main : la présentation un peu raide de la figure, l’éclairage latéral dur qui ménage des ombres fortes, le coloris gris, terreux et bleuté sont très analogues, et plus encore, je dirais, l’extraordinaire matière picturale très épaisse, largement travaillée, presque triturée, avec des mouvements du pinceau clairement lisibles. Il y a aussi quelque chose d’austère, d’impressionnant, presque hostile, dans le personnage, sans aucune connivence avec le spectateur.
Comment une telle œuvre a-t-elle pu rester inconnue ?
J.-P.C. : Inconnue, pas tout à fait. Elle a fait partie de la collection Cook à Richmond, admirable et énorme réunion de tableaux d’où viennent, par exemple, l’Antonello de Messine acquis par le Louvre en 1992 (Le Christ à la colonne, ndlr) et le Léonard passé récemment aux enchères, en suscitant un certain bruit (le Salvator Mundi, bataillé en novembre dernier jusqu’à 382 M€, ndlr). La toile a été attribuée sans trop de conviction à des peintres italiens, Salvator Rosa, Pietro della Vecchia ou encore Bartolomeo Cavarozzi.
Êtes-vous le premier à avoir pensé à Georges de La Tour devant ce tableau ?
J.-P.C. : Pas du tout ! Il était connu par la vieille photographie publiée dans le catalogue de la collection Cook. Nicola Ivanoff avait écrit en 1962 qu’il voyait un lien avec cet artiste, et j’avais relevé son opinion en l’approuvant dans le catalogue de l’exposition « Valentin et les caravagesques français », à Rome et à Paris, rédigé en 1973-1974 avec Arnauld Brejon de Lavergnée, puis avais parlé à nouveau de la toile en 2005 : une copie d’après La Tour ? Il a fallu que l’œuvre réapparaisse à la fin de 2017, chez un collectionneur français, et qu’elle puisse être étudiée directement. Pour moi, les doutes tombent.
Pierre Rosenberg partage votre opinion, comme il a eu l’occasion de nous l’assurer, et il s’agit selon lui d’«un argument de plus en faveur du voyage en Italie» du peintre. Au moment de l’exposition des caravagesques français, vous vous posiez justement cette question, en pesant par des arguments le pour et le contre. Ensuite, vous avez fortement pris parti contre la possibilité d’un tel voyage, en essayant de démontrer que les sources de La Tour étaient à chercher dans les tableaux peints au XVIe et au début du XVIIe siècle en Europe du Nord. Le Diogène, d’iconographie et d’allure si italiennes, ne contredit-il pas une telle approche ?
J.-P.C. : Effectivement, j’ai toujours fait la «mauvaise tête», étant le seul Français à approuver les historiens d’art anglo-saxons, notamment Anthony Blunt et Benedict Nicolson, opposés à l’idée du voyage de formation en Italie. Rappelons que l’artiste a 23 ans lorsqu’un document atteste qu’il est en Lorraine : il a tout le temps de voyager auparavant. Les Italiens et les Français qui ont travaillé sur La Tour, et bien sûr, parmi ces derniers, Jacques Thuillier et Pierre Rosenberg, considèrent que le séjour ultramontain est indispensable pour comprendre le peintre. Il faut bien dire que le nouveau Diogène apporte un argument de poids aux partisans du voyage : le thème, celui d’un philosophe de l’Antiquité, la mise en page, qui évoque Manfredi et le jeune Ribera, la présence aussi, révélée en mars dernier par le laboratoire de recherche des Musées de France (C2RMF, ndlr), d’un tableau sur lequel a été peinte l’image aujourd’hui visible, une figure dont apparaissent un visage et une main d’allure semble-t-il «caravagesque», et réalisé sur une toile assez lâche qui pourrait être italienne… Ce qui ne constitue pas la preuve d’une exécution en Italie, puisque La Tour a fort bien pu, en Lorraine ou à Paris, peindre sur un tableau italien récupéré ici ou là.
Comment concilier tout cela ?
J.-P.C. : L’œuvre de La Tour, peintre tombé dans l’oubli, réapparaît bribe par bribe depuis un siècle. Il reste très lacunaire. Beaucoup de tableaux ressortis du néant ont obligé à remettre en question ce que l’on avait échafaudé, notamment la chronologie. Souvenons-nous de L’Argent versé de Lviv, réapparu en 1972, auquel plusieurs historiens d’art ne croyaient pas et qui a ébranlé beaucoup d’idées acquises (on a depuis découvert la signature, ndlr). On ne peut qu’émettre des hypothèses : le Diogène peut être un tableau peint en Italie, pas nécessairement à Rome, et témoigner de ce voyage accompli avant 1616, date, rappelons-le, à laquelle La Tour est documenté en Lorraine ; ou bien il fut peint en Lorraine, ou à Paris, au retour de ce voyage dont il dénoterait la portée ; ou il montre que La Tour a vu chez des collectionneurs français des tableaux caravagesques qui sont devenus l’une des composantes de son style. Quoi qu’il en soit, nous sommes nécessairement très tôt dans la carrière. Est-ce sa première œuvre conservée ? Ce qui n’enlève rien à l’apport essentiel des peintres du Nord sur sa peinture. Mais tout rend cela plus riche, plus complexe… Le dernier mot n’est pas dit. Quel peintre hors du commun !
Plusieurs réactions ont suivi la parution de votre article. Nombre d’entre elles sont positives, de Pierre Rosenberg à Dominique Jacquot, mais aussi Arnauld Brejon de Lavergnée, qui nous a dit croire «à 100 % à cette découverte très belle». D’autres sont beaucoup plus réservées.
J.-P.C. : C’est une œuvre très nouvelle et qui peut troubler. Rien n’est plus lointain des représentations par l’artiste de Madeleine ou de Saint Joseph Charpentier ! Pour l’instant, seuls Pierre Rosenberg et moi avons pu étudier le tableau, qui a par ailleurs été examiné au laboratoire des Musées de France. Suite à la publication de l’image dans le Burlington Magazine, mais surtout dans la Gazette Drouot parue au même moment (no 27 du 6 juillet, page 12), l’hypothèse a en effet soulevé un grand nombre de réactions parfois négatives. N’oublions pas que le Diogène, en bon état de conservation, est recouvert de vernis anciens qui modifient les coloris et les contrastes. Il faut souhaiter aujourd’hui que l’œuvre soit montrée à la communauté scientifique, qui pourra alors juger. Je suis pour ma part intimement convaincu. Regardez la petite lanterne, au centre du tableau, qui a presque valeur de signature !
Combien de peintures de La Tour reste-t-il à redécouvrir ?
J.-P.C. : C’est impossible à dire, tant les destructions ont été nombreuses, du fait de l’oubli dans lequel est tombé le peintre. Quelle proportion de sa production conservons-nous ? Un quart, un dixième ? On peut toujours rêver, mais peut-être l’apparition du Diogène nous lancera-t-elle effectivement sur de nouvelles pistes.
Début juillet, Jacques Leegenhoek, fin connaisseur de la période, nous a suggéré, mais avec beaucoup de réserve puisqu’il n’a pas vu le tableau, de le rapprocher d’un Homère exposé par Viviana Farina au Castello Normanno de Conversano («Artemisia e i pittori del conte») : une œuvre du Sicilien Agostino Scilla, un «retardataire» dont on sait qu’il peignit plusieurs philosophes ou écrivains de l’Antiquité dans la seconde moitié du XVIIe siècle.
J.-P.C. : Plusieurs connaisseurs s’exprimant sur les réseaux sociaux, jugeant eux aussi sur photographie, ont repris cette hypothèse. Je ne vois pas de rapport autre que thématique. Scilla est un brillant continuateur du Ribera napolitain à la fin du siècle. Notre tableau présente, lui, de forts liens avec le premier Ribera actif à Rome de 1606 jusqu’à la fin de 1616, comme l’a brillamment démontré Gianni Papi. Le Diogène pourrait avoir été exécuté dans la Ville éternelle vers 1612-1615. En aucun cas, à mon avis, il ne peut s’agir d’une œuvre tardive.
Dans le Burlington Magazine, vous évoquez la présence, détectée par le laboratoire, de jaune de Naples : un pigment dont il n’y aurait pas d’exemple avant 1630.
J.-P.C. : Cela peut être un argument en faveur d’une exécution en Italie, mais à mon sens, à dix ou vingt ans près, pas un élément déterminant pour la datation du tableau. Il reste beaucoup d’études scientifiques à réaliser sur les pigments utilisés par les peintres !