Dans un livre largement illustré, le conservateur du musée de la Musique de Paris retrace l’histoire de la lutherie de Crémone et de l’atelier de Stradivari. En s’appuyant notamment sur la collection d’instruments conservés au musée.
Qu’est-ce qui caractérise la lutherie de Crémone entre les XVIe et XVIIIe siècles ?
Si le corpus des instruments crémonais présente un certain nombre de variations, par exemple au niveau de la silhouette des ouïes, leur fabrication répond à une intention, voire à un projet esthétique s’inscrivant dans une tradition artisanale et musicale : celle de l’Italie du Nord de la fin de la Renaissance. Ce qui la caractérise relève moins d’attributs technico-stylistiques que d’un très haut niveau général de qualité de fabrication, depuis les premiers instruments du XVIe siècle jusqu’aux stradivarius. Cela se voit dans le choix des bois, dans la préciosité des vernis, ou encore dans la manière de fabriquer les filets, une forme de marqueterie très fine aux assemblages extrêmement soignés. Les savoirs de ces luthiers associaient l’œil et la main, au service d’une intention précise et d’une production remarquable.
Pourquoi ces instruments ont-ils progressivement acquis une si grande valeur ?
Dans un premier temps, la valeur de ces objets de très grande qualité est liée, entre autres, à leur rareté. En effet, dès 1730, on peut constater les prémices du déclin de la lutherie crémonaise, du moins en ce qui concerne les instruments de haut niveau. Alors qu’ils circulent de plus en plus dans toute l’Europe, ils deviennent aussi la source d’inspiration d’autres luthiers, pour qui les stradivarius représentent un canon à imiter. Puis, au XIXe siècle, parallèlement à l’émergence d’une bourgeoisie cultivée, au développement des spectacles payants et à la diffusion des pratiques en amateur, la figure du virtuose devient indissociable de son instrument. Apparaît alors une nouvelle entité, celle de l’homme-violon, dont Niccolò Paganini fut l’un des plus emblématiques avatars. C’est aussi au XIXe siècle que s’affirme la valeur esthétique de ces objets, même si, à mon sens, elle était en fait recherchée dès leur conception. On écoute ces instruments, qui suscitent l’admiration voire une forme d’extase, mais on commence aussi à les regarder, à les comparer, à observer les détails de leurs finitions. Il est à cet égard frappant que l’abbé Sibire, auteur du premier ouvrage en français consacré exclusivement à la lutherie du violon (La Chélonomie ou le Parfait Luthier, Paris, 1806, ndlr), qualifie ces objets d’«antiques», les rapprochant ainsi de la statuaire de l’Antiquité. Et au moment où on les considère non seulement comme des instruments de musique, mais aussi comme des œuvres d’art, ils suscitent un intérêt grandissant chez les collectionneurs. La première exposition dédiée aux instruments anciens eut lieu en 1872, au South Kensington Museum de Londres, et consacra les violons de Crémone comme des objets d’art et de collection.
En quoi la lutherie crémonaise influença-t-elle celle de France ?
Elle a exercé une influence partout en Europe, puis dans le monde entier, mais j’ai l’impression que son corpus n’a pas encore été apprécié dans toute sa diversité. En France, au XIXe siècle, on s’est focalisé sur quelques instruments, que l’on a considérés comme des archétypes. Si cela n’est pas clairement formulé dans les textes, on peut néanmoins constater que le prix donné aux instruments d’Antonio Stradivari était six à dix fois supérieur à celui des autres productions. Des luthiers comme François-Louis Pique et Nicolas Lupot, appelé le «Stradivarius français», ont donc essayé de comprendre les intentions sous-jacentes à la fabrication de ces instruments archétypaux. Dans une démarche d’enquête, qui ressemble quelque peu au reverse engineering, ils ont cherché alors à imiter non pas des objets, mais les principes et la qualité d’un savoir-faire. Par ailleurs, l’influence de la lutherie crémonaise a dépassé aussi le domaine musical : le personnage de Gambara, compositeur et facteur d’instruments de la nouvelle éponyme de Balzac, est né précisément à Crémone.
Les marques du temps qui apparaissent sur ces violons sont-elles considérées comme des défauts ?
Cette question est aujourd’hui étroitement liée à leur valeur financière. Non seulement on ne cherche pas à en atténuer certaines, mais on imite leur usure sur des instruments neufs. On se demande finalement comment singulariser un objet pour en tirer le plus grand profit. Cette démarche relève selon moi de la construction d’un discours : autour d’un détail comme une légère variation dans les fibres du bois, on élabore une histoire qui lui confère de la valeur, alors même que celui-ci n’a pas été voulu par le luthier.
Il s’agit donc de signes de reconnaissance, de même qu’une empreinte digitale, exploités par les marchands pour enrichir la biographie matérielle de l’objet et contribuer à le rendre unique.
Sur quoi les experts se basent-ils pour établir l’authenticité d’un instrument ?
Leur méthode s’appuie à mon sens sur la transmission de savoirs qui circulent au sein de la communauté des luthiers, marchands et experts depuis deux siècles. À cet égard, le certificat d’authenticité relève d’un avis personnel, qui s’appuie sur un consensus social : il n’est pas nécessaire à l’expert de se justifier, dans la mesure où on le considère au préalable comme une autorité. Aussi, s’il y a perméabilité entre la démarche d’expertise et les savoirs scientifiques, je crois que ces deux approches sont distinctes. Un des principes de la science, c’est l’échange ouvert des savoirs et le débat public. Par ce livre, j’ai voulu précisément réaliser un travail d’ordre scientifique, dans lequel l’écriture de l’histoire de ces objets exceptionnels n’est pas conditionnée par leur valeur sur le marché. Faisant partie des collections nationales, ils sont en effet inaliénables.
Que sait-on aujourd’hui du vernis si caractéristique des stradivarius ?
Les instruments sont comme des livres écrits dans une langue étrangère qu’il faut apprendre à déchiffrer. Constituée d’une quinzaine de personnes, dont des chercheurs, des luthiers, des restaurateurs, notre équipe a tenté justement de «lire cette langue», c’est-à-dire d’analyser la matière des vernis pour déterminer leur composition et leurs propriétés. Si un halo de mystère s’est développé autour de leur recette, les ingrédients sont en réalité très simples : de l’huile de lin ou de noix, de la résine de conifère… La présence de ces huiles apporte au bois une luminosité particulière, qui le rend quasiment doré. C’est comme si celui-ci restait infiniment mouillé. Et puis l’on a trouvé aussi des pigments rouges, tels que l’hématite, la laque de cochenille, qui étaient utilisés à la même époque dans le glacis des peintures pour souligner la carnation d’un visage ou le chatoiement d’un drapé. L’effet visuel produit par les huiles, combiné à ces pigments, est extrêmement séduisant. C’est en quelque sorte une forme de monochrome.
En tant que conservateur, quels conseils donneriez-vous à un collectionneur ?
Pour les instruments en bois, les insectes xylophages et les trop grandes variations d’humidité constituent les plus grands dangers environnementaux. Quant à leur acquisition, on sait déjà que leurs étiquettes ne représentent pas une preuve irréfutable de leur authenticité : il faut donc être prudent. Avant tout, je les invite à prêter attention à l’immense variété des instruments, ce qui n’est pas sans rappeler la biodiversité que l’on trouve dans la nature. Se rendre dans un musée d’instruments de musique, c’est précisément être à l’écoute de cette diversité.