C’est au mas des Hourtès, en Camargue, que Jean Lafont avait installé son port d’attache. Sa collection, bientôt à Drouot, révèle l’univers d’un homme rare, épris de grands espaces et à la parole mesurée.
Certains ne jurent que par une époque, d’autres préfèrent le mélange des genres. Tel Jean Lafont (1922-2017) : sa « maison aux volets verts » révèle un éclectisme poétique et mystérieux du design à l’art néogothique. Il règne au mas des Hourtès, au Cailar, village de la Petite Camargue entre Aigues-Mortes et Vauvert, une atmosphère unique, à la fois légère et mélancolique. L’écrin au sol et aux murs de pierre est fourni, et si chaque chose paraît à sa place, rien ne semble figé. Les lieux habituels de passage ont ici une véritable personnalité : le jardin d’hiver introduit le design dans le salon art nouveau, la salle de bains invite à l’art troubadour dans la chambre du propriétaire, les escaliers permettent aux visiteurs de s’imprégner de l’histoire de la tauromachie.
Étincelant et silencieux
Né à Saïgon d’un père avocat, Jean Lafont passe son enfance à Nîmes, chez ses grands-parents. Dans cette famille gardoise protestante, où l’on est juriste de père en fils, le jeune homme fait figure d’excentrique. Passionné d’équitation, il délaisse rapidement ses études de droit pour les grands espaces, les chevaux et les taureaux en liberté. Gardian amateur, passionné d’abrivado la conduite des bêtes depuis les pâturages jusqu’aux arènes , cet excellent cavalier n’a que 23 ans quand, avec l’aide de sa famille, il achète l’un des plus anciens élevages de taureaux de la région, celui créé en 1851 par Charles Combet au Cailar. Le pari est gagné pour Jean, qui fait de la devise rouge et verte l’une des plus récompensées de la Camargue. Défenseur des traditions du Sud, il soutient fidèlement le musée des Cultures taurines à Nîmes. Cette fe dei biou comprenez la passion de la bouvine , il la conservera jusqu’à la vente de son troupeau et de ses terres, en 1997, à Louis Nicollin, le tonitruant président du club de football de Montpellier (décédé le 29 juin dernier). Dans cette dispersion sont toutefois peu présents les objets sur le thème de la tauromachie. Jean Lafont n’aimait guère se retourner sur son passé et a préféré, pour l’essentiel, en faire cadeau à ses proches dès qu’il n’a plus été en mesure de monter à cheval aussi souvent. Homme à la parole rare, notre manadier aime être entouré. Les amis sont nombreux à être invités à sa table au mas des Hourtès, anonymes ou célèbres. Étaient reçus à dîner Jean-Claude Brialy, Sophie Calle, Annabel et Bernard Buffet, César, François-Marie Banier, l’écrivain Pierre Combescot, le romancier et critique musical Benoît Duteurtre, Patrice Chéreau, le matador Antonio Ordóñez ou l’actrice Carole Bouquet, qui vient en vacances chez celui qu’elle surnomme «le roi de Camargue»… C’est Jean Godebski, neveu de Misia Sert, qui aurait présenté Marie-Laure de Noailles à Jean Lafont, dans les années 1950. Dans le cercle d’amis de la villa de Hyères, le manadier trouve sans mal sa place parmi ces personnalités peu conventionnelles. Il sera le dernier grand «compagnon» de l’excentrique vicomtesse. Propriétaire du mas des Hourtès, elle lui en laissera la jouissance jusqu’à la fin de sa vie. Le lien est indéfectible entre Lafont et la plus parisienne des Camarguaises. Sous son influence, elle s’adonne aux sortilèges de la tauromachie ; pour elle, il ouvre en 1965 une boîte de nuit, La Churascaia, îlot festif dans la Camargue qui verra défiler nombre de figures de la jet set et du show-biz. Plus qu’une collection, cet homme raffiné a construit au fil des années un décor, reflet de ses goûts avant-gardistes et éclectiques. Il n’aime rien tant que d’acheter des objets qui ne sont pas à la mode. L’amateur de pendules en coquillages et de bonsaïs fait place à celui d’art déco et de peinture soviétique quand, au début des années 1990, sonne la fin de l’URSS. L’homme a une capacité étonnante à passer d’une étape à une autre ! Collectionneur d’art nouveau dès les années 1970, il délaisse les productions de Louis Majorelle et d’Émile Gallé pour se tourner vers celles, méconnues, de l’art troubadour. On peut imaginer que c’est un certain Giuseppe Verdi qui a conduit ce passionné d’art lyrique, et tout particulièrement d’opéra romantique, vers ce style. Existe-t-il un lien entre son ensemble d’icônes et d’œufs de Pâques du XIXe siècle et sa mère, d’ascendance russe ? Plus évident peut-être est son intérêt pour la généalogie du marquis d’Aubais (1686-1777), ami de Diderot et d’Alembert, qui fut aussi le propriétaire des terres sur lesquelles paissaient les taureaux de Jean Lafont… Si ce dernier n’avait pas exprimé clairement sa volonté de vendre à l’Hôtel Drouot, dont il fut un visiteur assidu, cette dispersion est une évidence pour son neveu, Antoine Lafont. « Pour moi, c’est le plus bel hommage que je puisse lui rendre et une belle façon de transmettre ses objets à d’autres collectionneurs aussi passionnés que lui », explique-t-il à quelques jours de l’événement.
D’Ary Scheffer à Tom Dixon
Au chapitre de l’art 1900, les vedettes devraient être un fauteuil à bascule en bois teinté vernissé du Viennois Josef Hoffmann, édité par la maison Kohn (8 000/12 000 €), et une curieuse suspension en laiton et fer de Gustave Serrurier-Bovy, dont la silhouette évoque les cornes d’un taureau (15 000/25 000 €). Un peu plus loin, un pare-feu en fer forgé laqué de Pierre Chareau, estimé 20 000/30 000 €, lui fait écho avec ses lignes épurées. Il provient de la villa Noailles, construite en 1924 par Robert Mallet-Stevens. La véranda accueille des sièges des frères Campana et de Tom Dixon (comptez entre 1 000 et 3 000 €), et une délicate figure en marbre blanc d’Eugène Radius, Allégorie de la foi, se dévoilera à 2 000/3 000 €. La période troubadour représente toutefois le cœur de sa collection, entre pendules cathédrale, mobilier typique à arcatures, flacons à mélisse en opaline… Sans oublier un coffret en argent et métal argenté de François Désiré Froment-Meurice ayant appartenu à Louis-Philippe d’Orléans, comte de Paris (7 000/9 000 €), et une toile d’Ary Scheffer, Eberhard le larmoyeur (10 000/15 000 €), inspirée d’une ballade de Friedrich Schiller et dont plusieurs versions, aux musées Boijmans Van Beuningen de Rotterdam et des beaux-arts de Baltimore, témoignent du succès. Passionné de dendrologie, partie de la botanique qui a pour objet l’étude des arbres, Jean Lafont se lance en 1970 dans la création d’un jardin méditerranéen et fait pousser, sur les trois hectares de la propriété Noailles, un bon millier de variétés. L’homme qui considérait que l’amitié est une conversation n’ayant pas besoin de beaucoup de mots, était intarissable sur l’histoire de ses rosiers buissonnants, de ses antiques conifères d’Asie, de ses essences rares d’Amérique, d’Iran et du Caucase…