La réapparition prochaine d’une œuvre du maître de la matière, longtemps cachée dans une collection privée, est l’occasion d’évoquer les recherches les plus radicales de l’artiste durant les années 1940.
Figures circulaires rougeâtres, comme des traces sanglantes sur un linge, lui-même souligné d’un trait rouge-brun… voici les fruits étranges d’une nature morte qui n’en est plus une. Avec cette technique mixte sur papier marouflé sur toile, intitulée Sans titre (les pommes) et datée de 1944, Jean Fautrier touche enfin au monde de l’informel, poursuivi sans relâche depuis les années 1920. Prenant comme prétexte un profil, un objet, une fleur, il n’en conserve qu’un contour schématique lancé sur un enduit épais, travaillé au couteau. En ce milieu des années 1940, son travail apparaît comme un enchevêtrement de pigments quasi bruts, se détachant en très forte saillie sur un fond plus lisse, qui constituent désormais le sujet principal de l’œuvre. La technique, matiériste, observée ici est bien la même que celle utilisée pour ses «Otages», l’une de ses séries les plus célèbres. Montré pour la première fois en 1945 à la galerie René Drouin, cet ensemble, hommage aux otages fusillés par l’occupant, explore les possibilités infinies de la matière pure. Répétitif, obsédant, il déroutera le public parisien par l’usage de couleurs jugées trop tendres des roses, des vert d’eau délicats pour rendre le visage des suppliciés, et suscite l’incompréhension, voire la gêne, de certains intellectuels André Malraux en tête.
Piéger la réalité à l’aide de la matière
Notre composition aux pommes, elle, a eu les honneurs de la caméra : le tableau apparaît dans Fautrier l’enragé, le documentaire de référence tourné en 1963 par Philippe Baraduc, à partir du fameux texte de Jean Paulhan. Le réalisateur y montre comment la peinture du maître de l’art informel, plutôt qu’une représentation du concret, est une tentative de piéger la réalité, et combien cette dernière se confond avec l’abstraction. Dans cette logique, l’œuvre proposée le 26 octobre pourrait être considérée comme la première de ces natures mortes réduites au strict minimum, une série qui sera élaborée par Fautrier à partir de 1946. En quelques traits, il y évoque les acteurs les plus modestes du quotidien : boîtes de conserve, cartons, flacons de verre ou bobines de fil. Datant de cette période la plus recherchée de l’artiste, la toile devrait attirer, pour le moins, les 30 000 à 40 000 € de l’estimation. D’autant qu’elle affiche un solide historique, étant passée par les mains du galeriste Sami Tarica, grand ami de Fautrier, avant d’être offerte à ses actuels propriétaires en cadeau de mariage, à la fin des années 1970. Précisons que lors de la vente cannoise, elle sera accompagnée de six autres pièces du peintre, des techniques mixtes, dessins au fusain et à l’encre, s’échelonnant de 1940 à 1960. Cette réunion séduisante provient de la collection personnelle de Mony Calatchi : un autre grand marchand, qui a souvent montré le travail de Jean
Fautrier dans sa galerie du boulevard Saint-Germain, en particulier lors de l’exposition monographique de novembre 1975.