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Janis Zuzans, collectionneur et mécène letton

Publié le , par Ezra Nahmad

Principal acteur privé de la scène artistique lettone, l’homme d’affaires et collectionneur a inauguré en 2020 un important pôle culturel dans le centre de Riga, baptisé Le Zuzeum.

Photo : Karlina Vitolina © Zuzeum Janis Zuzans, collectionneur et mécène letton
Photo : Karlina Vitolina © Zuzeum

Le Zuzeum, c’est en quelque sorte le grand œuvre de Janis Zuzans : ses passions de collectionneur, de mécène et d’entrepreneur s’y affichent ostensiblement dans l’espace public. En Lettonie, une république de moins de deux millions d’habitants, la culture est un engagement national et fut un moteur dans l’accès à l’indépendance : une première fois en 1918, lors de la proclamation de celle-ci, puis après l’éclatement soviétique en 1991. La vitalité artistique aussi bien que culturelle y est galvanisée par les menaces et les atteintes à la liberté. À Riga, sa capitale, comptant de nombreux musées ou espaces dédiés, les vernissages sont ainsi très fréquentés et joyeux. Le Zuzeum, premier et plus important pôle culturel privé du pays — inauguré le 10 septembre 2020 —, a connu un démarrage difficile à cause du Covid. Mais sa relance récente a reçu un accueil chaleureux, notamment grâce à une programmation très diversifiée : expositions, concerts et spectacles, rencontres, activités pédagogiques… Installés dans une ancienne fabrique de bouchons de liège – conçue en 1911 par Edmund von Trompowsky (1851-1919) –, les lieux sont situés près d’un nœud important : la gare, de grands centres commerciaux, les halles alimentaires impressionnantes, mais aussi l’Opéra et la vielle ville tout proches. L’ancienne cheminée de la friche restaurée bien visible à distance, la brique ocre jaune réhabilitée, la silhouette industrielle début XXe, évoquent parfaitement les défis délicats des États baltes : indépendance économique et industrielle et nécessité d’afficher des symboles culturels forts. Avec quelque 3 000 mètres carrés, dont plus d’un tiers dédié aux expositions, le centre d’art abrite des réserves, des ateliers de restauration, un auditorium, une librairie. La structure emploie une trentaine de personnes, dont quatre conservateurs et trois restaurateurs.
 

Photo : Norbert Tukaj © Zuzeum
Photo : Norbert Tukaj © Zuzeum

Archéologie culturelle et visées contemporaines
Né en 1957, Janis Zuzans est le propriétaire d’Alfor, une importante société de jeux de hasard, casinos, paris et jeux en ligne, qui a ensuite diversifié ses activités dans l’informatique, l’immobilier, le conseil aux entreprises et l’édition de livres d’art, et même un site d’information culturelle. Autodidacte, il a progressivement acquis une réelle expertise et, en 2009, a mis en place le prix artistique le plus prestigieux du pays, le Purvitis Prize, doté d’un montant de près de 30 000 €. Ses compétences en la matière ont également été reconnues à l’étranger : il a siégé pour un temps aux comités de sélection de la Tate Modern. Il s’est ainsi forgé une personnalité flexible, apparaissant comme un homme à la fois pragmatique et guidé par ses intuitions, et comptant en 2020 parmi les dix plus grandes fortunes lettones. «Le Zuzeum n’est pas venu de nulle part, explique son fondateur. Avec ma femme, nous avons d’abord géré un espace d’exposition sur la rive gauche de la Daugava, non loin de la Bibliothèque nationale : le Mukusala Art Salon. Ce lieu très fréquenté s’étant avéré trop petit, il a fallu s’agrandir et déménager». La collection s’est élargie vers la fin des années 2010 et compte aujourd’hui environ 25 000 pièces : «J’ai commencé au début de la décennie précédente par la peinture et la sculpture lettones, c’est-à-dire des productions de la seconde moitié du XIXe et de la première moitié du XXe siècle. Je me suis ensuite engagé dans l’expression contemporaine, d’abord locale, et m’intéresse désormais à l’art américain, européen, africain. Le hasard des rencontres m’a aussi conduit à réunir des icônes russes, des cartes postales, des textiles ou des porcelaines.»

Intuitive, peut-être disparate, la démarche évoque aussi une forme d’archéologie fiévreuse : détruite ou censurée par des décennies d’occupation étrangère, la culture lettone cherche les cases manquantes de son passé. «Son art est d’abord romantique, plutôt méditatif, dépourvu de tensions extrêmes, ancré dans le paysage et dans une palette de couleurs plutôt ocres, vertes, minérales et végétales, explique le collectionneur. Il est volontiers à la recherche d’une identité. Aujourd’hui, notre patrimoine est pris en charge par les musées et les organismes publics, mais nous n’avons pas assez d’ouverture : il nous manque notamment un musée d’art contemporain. Il y a bien eu des démarches en ce sens, un architecte britannique ayant même été désigné, mais le partenaire privé, une banque, a été pris dans une tourmente financière, et l’État n’a pas les moyens de mener à lui seul ce projet… Nous avons tout ce qu’il faut côté galeries avec une vingtaine pour la seule ville de Riga, nous pouvons nous rendre à Berlin ou à Londres, mais cela ne suffit plus.» Le Zuzeum esquisse bien une voie vers les pratiques actuelles, mais ici, l’idée d’un musée contemporain correspond à une conception différente, plus innovante et engagée dans des échanges et des dynamiques globales. «Nous avons inauguré récemment une exposition dédiée à la porcelaine de Kouznetsov. Moins ancienne et nettement moins connue que celle de Meissen, Sèvres ou Limoges, cette production voit le jour avec l’essor de l’industrie porcelainière en Russie au début du XIXe siècle. Basée à Tver en 1810 puis à Douliovo, deux villes situées dans la région de Moscou, la marque se développe sur plusieurs sites, notamment à Riga [alors rattachée à l’Empire, ndlr] à partir de 1841. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, Matveï Kuznetsov est célébré comme le «roi de la porcelaine» russe. La firme accède à la commande impériale en 1902, puis augmente sa production pour atteindre en 1908 vingt-deux millions de pièces, dont la moitié en porcelaine. En 1913, l’usine de Riga employait 2 650 personnes, dont une majorité de main-d’œuvre féminine».
 
Vilhelms Purvitis (1872-1945), Crues au printemps, milieu des années 1930, huile sur carton, 71 x 103,5 cm. Photo : Janis Pipars © Zuzeum
Vilhelms Purvitis (1872-1945), Crues au printemps, milieu des années 1930, huile sur carton, 71 103,5 cm.
Photo : Janis Pipars © Zuzeum

Kouznetsov participe à l’histoire moderne de la capitale et de la culture en Lettonie. Outre les services à thé et à café, assiettes, soupières et autres plats ornés, la fabrique produit des personnages, des animaux, mais aussi des iconostases en faïence émaillée, des coupoles, croix et chandeliers, auxquels s’ajoutent des étuis et des cadres à icônes. «J’ai aussi réuni, ajoute le collectionneur, un bel ensemble de porcelaines produites dans une officine lettone dédiée exclusivement aux œuvres signées par de grands artistes : l’atelier Baltars, actif entre 1924 et 1930. Ce sont des pièces art déco, ancrées dans une décennie où les arts décoratifs connaissaient un grand essor dans le pays». En 2018, le musée national des arts de Lettonie organisait une exposition dédiée à la collection de Janis Zuzans : elle comprenait des œuvres de grandes figures nationales, telles que Vilhelms Purvitis, Janis Rozentals, Uga Skulme ou Oto Skulme. L’événement voulait la faire apparaître non pas comme la première entreprise de réunion d'un grand ensemble par un particulier, mais comme celle qui a intégré un souci de publicité et de pérennisation. Toujours dans une approche pragmatique, Zuzans sait qu’il ne suffit pas de collectionner ou de cultiver sa renommée et que, dans un pays comme le sien, il faut établir des passerelles entre public et privé, national et global, ancien et nouveau mondes. C’est en tout cas le message auquel son expérience semble renvoyer.

à voir
«Celebrate Porcelain with Kuznetsov», Zuzeum Art Centre,
01, Lacplesa Street, Riga, tél. : +371 28 38 57 48.
 Jusqu’au 6 août 2023.
www.zuzeum.com
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