Il a séduit aussi bien les impératrices de chine que la veuve de chiang kai-Sheck, eugénie et barbara hutton succombant elles aussi à son charme mystérieux.
Juste retour des choses, après le British Museum et sa Jade Gallery, c’est au tour du musée Guimet de se pencher sur le parcours artistique d’une pierre chargée de sens à travers l’exposition «Jade, des empereurs à l’art déco», jusqu’au 16 janvier prochain. Il faut dire que le jade est précédé d’une sacrée réputation, dont le grand Confucius se porte garant en énumérant ses multiples vertus : «Image de la bonté, parce que doux au toucher, onctueux ; de la prudence, parce que (…) solide ; de la musique, parce que par la percussion on en tire des sons clairs et prolongés ; de la sincérité parce que son éclat n’est pas voilé par ses défauts ni ses défauts par son éclat»… Joli panégyrique, en partie responsable de l’indéfectible passion des Chinois pour cette pierre mystique, voire directement reliée à Dieu. À l’affût des ventes d’objets en jade, le sismographe émotif des marchands asiatiques bat son plein quand il s’agit de pièces impériales, ultimes témoignages de la dynastie Ming puis Qing, dernière à avoir régné sur la Chine, entre 1644 et 1912. On ne sait, au fond, si c’est l’Empire qui fait la pierre ou la pierre qui fait l’Empire, tant tout semble intriqué entre l’histoire de l’un et le destin de l’autre. Ces deux-là marchent ensemble, indissociés, indissociables. D’un côté, un règne qui s’appuie sur une élite princière hyper hiérarchisée, de l’autre, le jade, qui scelle (sceau), administre (sceptre) et surtout, distingue, sous la forme de cinq tablettes officielles, remises à chacun selon son rang. Quatre siècles plus tard, l’aura de ce symbole impérial, indifférente au tsunami maoïste, opère encore. Pas un Chinois qui ne nourrisse secrètement le rêve que le moindre petit bout de jade en sa possession soit lié à l’histoire de son pays. Sans compter les traditions, qui ont la vie dure, pour ne pas dire immortelle lorsqu’il s’agit du jade, vecteur de résurrection que l’on déposait sous la forme d’une cigale dans la bouche des défunts.
Yin et yang, masculin-féminin les deux faces d’un même culte
Pourquoi lui ? Pourquoi le jade ? Vulgaire silicate d’alumine et de chaux, pierre étrange et presque impossible à apprécier selon des critères objectifs, comme il en existe pour tout le répertoire des pierres précieuses… Ici, pas de notion de caratage, ni de pedigree issu de la zone d’extraction, plutôt une simple affaire d’appréciation, d’œil, d’intuition culturelle. Bref, pour être beau, le jade doit flirter avec l’imperfection, ni trop vert ni trop éclatant, ni trop translucide. Bien sûr, il y a le jade néphrite et le jade jadéite, sensiblement les mêmes, abstraction faite de leur dureté et de leur spectre chromatique. Le premier, plus répandu, selon qu’il est opaque ou translucide, jouit de l’appellation «gras de mouton» tant il est blanc ou jauni. Mieux ! Les Chinois le qualifient d’«os de poulet» dans sa version brune ou grise. Le second, plus rare, recouvre toutes les nuances de la palette, y compris le noir, et doit son exceptionnelle teinte granny smith à une once de chrome miraculeuse, qui lui vaut le nom bien plus flatteur de «jade impérial», puisque exclusivement réservé à l’impératrice.
L’avènement d’une pierre qui désembourgeoise le style Napoléon III
Masculin pour l’un, féminin pour l’autre, yin et yang : deux versants d’une même pierre qui joue tous les rôles et trouve le plein emploi en Chine, avant d’accoster en France dès le second Empire. C’est l’impératrice Eugénie elle-même qui se charge de sa promotion, après le pillage du palais d’Été à Pékin. Son pavillon chinois du château de Fontainebleau donne le ton au Tout-Paris, relayé par le fondateur de l’actuelle BNP, Henri Cernuschi. Ce mécène grandiose d’origine italienne, collectionneur épris de Chine, fait construire un hôtel particulier rue Vélasquez à Paris, susceptible d’abriter un bouddha en bronze de 4,50 mètres de haut et de plus de 2 mètres de large. Délicats, oniriques, méditatifs, les objets et bijoux de Chine sont d’une élégance à couper le souffle, et relèguent d’emblée le style néo-grec ou post-Renaissance du moment au rayon bric-à-brac, «plus bourgeois que créatif», selon les termes d’un reporter de l’Exposition des arts industriels de 1863. Une petite révolution culturelle est en marche, dont le poétique disque bi, cercle de jade perforé en son centre, impose le nouveau cycle.
L’art déco et le disque de jade, une idylle formelle
Cible de prédilection d’une nouvelle génération de joailliers, le disque de jade s’inscrit dans le mille d’un style qui s’appuie sur la géométrie. «Un bijou doit être composé de masses lisibles de loin», dixit le joaillier Jean Fouquet (1899-1984). Voilà le nouveau motto des frondeurs de l’art déco ! Dès 1920, les frères Lacloche, Georges Fouquet, Ostertag et bien sûr, Cartier entrent dans la ronde d’une joaillerie de l’épure. Montures de platine et diamants, tubes d’onyx et cercles de jade jadéite, l’architecture des bijoux repose sur l’alternance du blanc, du vert et du noir. Triade minimaliste à laquelle Cartier greffe une heureuse touche de vermillon sous la forme d’idéogrammes émaillés (pendants d’oreilles Cartier, prêt au musée Guimet). Plus radicaux, directement influencés dans les années 1930 par le mouvement cubiste proche de Mallet-Stevens et de Charlotte Perriand, Raymond Templier, Puiforcat, Jean Després et Gérard Sandoz accusent le trait : rectangles et demi-cercles de jade, coupes et découpes, la pierre se prête au jeu, comme la pièce naturelle d’un puzzle constructiviste. Est-ce parce qu’elle est l’un des minerais les plus durs et si proche de l’acier qu’elle s’impose chez ces machinistes du bijou ? Transformiste de génie, tantôt ultra graphique, tantôt lyrique, le jade recouvre tous les registres de la joaillerie de l’époque, qui l’utilise aussi sous forme d’apprêts, ces pièces chinoises anciennes (XIXe siècle) entièrement sculptées de fleurs, paysages ou animaux chimériques, qui s’intègrent avec poésie aux bijoux occidentaux (broche «Dragon» Cartier, prêt au musée Guimet).
De barbara hutton à mrs chiang kai-sheck, une pierre bien au-delà des partis
Ni mat ni brillant, luxueux sans l’être… La force du jade réside dans son mystère et sa capacité à faire rêver. Mais il exige de l’éducation, un apprentissage pour l’apprécier, d’autant que très peu savent en estimer la valeur. Il faut y aller au feeling. Peut-être même faut-il avoir été en Chine, comme l’héritière américaine Barbara Hutton (1912-1979), qui revient de Shanghai en 1934 avec un bracelet ayant appartenu à l’impératrice douairière Cixi (1835-1908). Collectionneuse compulsive, elle n’en est pas à son premier bijou, et le jade, elle connaît ! C’est Abe Gump, un célèbre antiquaire de San Francisco, qui l’initie. Il est aveugle et évalue le jade au toucher. Opération réussie, si l’on en juge par le goût sans faille dont Barbara Hutton fait preuve quand elle commande à Cartier, en 1933, un délicat fermoir de rubis destiné à son collier de vingt-sept perles jadéites impériales, offert par son père à l’occasion de son mariage avec le prince Alexis Mdivani. Il est d’une sobriété totale, loin des parures attendues et du show-off des «Diamonds are a Girl’s Best Friends» chantés par Marilyn. Elle ne le portera qu’une seule fois, au Metropolitan Opera de New York. Adjugé après sa mort en 1994 à 4,3 M$, il fait l’objet d’enchères hallucinantes, au premier rang desquelles se tient la très socialite Mrs Chiang Kai-sheck, qui entre dans sa 100e année.
Peace and love, la quadrature du cercle
Dernier caprice de la femme de l’ex-dirigeant maoïste, le jade se veut impérial ou rien… ironie du sort pour une pierre qui transcende les partis et les révolutions culturelles ! Racheté depuis par la maison Cartier à hauteur de 27 M$, soit le record pour un bijou en jadéite, le collier fait aujourd’hui partie de sa collection. Dans les années 1960, ce sont les good vibrations du jade qui lui valent un vrai come-back baba cool, entre «little buddha», suspendu au bout d’un lien de cuir, et joaillerie festive, en cabochons lavande, bleus, roses, rouges et noirs… Un parcours sans faute et vieux de 8 000 ans pour cette pierre dont l’empire semble infini.