Stars, mannequins, petits métiers, mégots, fleurs, natures mortes… ou comment capter l’intime beauté dans toute sa banalité. Une question à laquelle le photographe, dont le Grand Palais a réuni plus de deux cents images, s’est attelé toute sa vie.
Il existe sous la touche sensuelle d’une photo d’Irving Penn un sens profond de l’observation, que l’on pourrait qualifier d’investigation du regard, tant la subtilité et l’élégance de ses jeux d’ombres et de lumière nous raconte une histoire dont il a le secret. Celle-ci commence en 1943 avec pour sujet… une nature morte, premier cliché commandé par le magazine Vogue. Mais l’œil de ce jeune talent est déjà bien affûté. Graphiste au Harper’s Bazaar à New York dès la fin des années 1930, il témoigne dans ses dessins publicitaires d’une agilité et d’un à-propos liés à un sens du cadrage certain. Rien d’étonnant à cela : dans la tête de leur auteur, tout n’est que peinture, et son esprit est à mille lieues des poses glamour sous les sunlights de la photographie, art encore jugé comme secondaire. Ses maîtres ont pour noms Rubens, Rembrandt, Le Caravage, Goya, Daumier, mais également Picasso, Matisse, Dalí ou Bacon, dont il tirera plus tard de somptueux portraits. Il arpente les musées, les galeries, scrute les chefs-d’œuvre, décrypte leur composition, leur lumière, leur mise en espace. Pas une seule ligne, pas une seule ombre n’échappe à son regard d’entomologiste. C’est le vivier dans lequel il puisera ses fondamentaux : rigueur, élégance et sobriété. Autant dire que ces quelques années de gestation, accompagnées du désir de devenir peintre à part entière, ne seront pas sans effet sur sa longue carrière de photographe.
Une alchimie mêlant mode et peinture
Ses ambitions picturales vont vite tomber à l’eau, au regard de ses brèves tentatives. Trop modeste, trop exigeant ? Peu importe, Irving Penn continue à dessiner. Il s’est acheté entre-temps un Rolleiflex, grâce aux gains de la publication de ses dessins. Mais là encore, photographier n’est qu’un passe-temps, un loisir pour occuper ses week-ends voire ses voyages, notamment à travers le Mexique, après s’être un temps installé à Mexico. Une époque où il emmagasine de nouveaux éclairages, de nouveaux angles susceptibles de renforcer sa conception du cadrage. Peut-être croit-il encore à sa destinée de peintre ? Il tente bien quelques portraits, mais les brûle aussitôt après s’en être servi comme nappe pour sa table de cuisine… Son goût pour les ombres portées, les reliefs estompés et la sobriété de la mise en espace va progressivement et inconsciemment se décliner dans ses tirages, qu’il juge souvent sans intérêt. Jusqu’au jour où un forum d’échanges pour surréalistes en exil publie l’un de ses clichés (Shop Window, 1942, Mexico). Son point de vue sur la discipline va-t-il pour autant changer ? Pas vraiment, ou tout du moins en apparence : il prend vite conscience de l’ascendant que prend cet art «mineur» sur la noblesse de la peinture. De retour à New York, sa rencontre avec Alexander Liberman, directeur artistique du magazine Vogue, s’avère déterminante pour la suite de sa carrière. Celui-ci parvient en effet à l’embaucher pour concevoir les unes du magazine. Les deux hommes nourrissent le même amour pour les maîtres de la Renaissance, espagnols ou flamands. Le 1er octobre 1943, Vogue publie donc sa première couverture signée Irving Penn. Une alchimie mêlant la peinture et la mode, dans laquelle s’immisce une rigueur d’une élégance absolue. Tout est précis, clair, incisif, aussi bien le relief des ombres que la pureté des angles. Le hasard n’y a pas sa place, et encore moins l’accident.
Des portraits d’une simplicité déconcertante
La rétrospective consacrée à Irving Penn au Grand Palais nous offre une vision globale de ses soixante-dix ans de carrière. La scénographie est orchestrée sur deux niveaux, thème par thème : la mode, les natures mortes, les portraits ou les séries cultes comme les nus, les mégots de cigarette et les petits métiers, autant de sujets traités en profondeur. Une démarche rigoureuse que Jérôme Neutres, l’un des trois commissaires de l’exposition, analyse ainsi : «Irving a toujours été attentif et exigeant quant à la dimension plastique de la photographie, au point d’exécuter lui-même ses tirages, notamment ceux sur platine ou sur gélatino-bromure d’argent (une technique propre aux pictorialistes de la fin du XIXe siècle, ndlr). L’une de ses spécificités est le jeu d’ombres, détectable dans l’ensemble de ses clichés. La photo devient pour ainsi dire un tableau». Ses premiers portraits, en 1947-1948, peuvent paraître d’une simplicité déconcertante et, pourtant, tout part de cette invraisemblable intimité, de cette complexité émotionnelle qu’il excelle à saisir chez son modèle. Tout est savamment orchestré de façon à ce qu’un Salvador Dalí laisse scintiller son grain de folie dans une pose virile, ou qu’un Truman Capote, recroquevillé dans l’encoignure de deux parois, lâche une moue désabusée, cigarette à la main. Irving Penn ne capte que ce qui l’intrigue, le surprend. Dans l’austérité de son studio, aucune échappatoire n’est possible. Toute célébrité, aussi capricieuse ou non soit-elle, est tenue d’enlever son masque. Certes, c’est un photographe de mode, mais dont l’exigence naturelle permet des portraits dépouillés de tout artifice et n’empiète jamais sur sa boulimie de s’aventurer en terrain inconnu.
Dans l’intimité du studio
Irving Penn privilégia la photographie en studio, lieu exclusif de ses prises de vue durant toute sa carrière. Sa small room, comme il l’appelait, l’accompagnait dans tous ses reportages : «Le studio est devenu, pour chacun d’entre nous, une sorte de zone neutre. Ce n’était pas chez eux, puisque j’avais introduit dans leur vie cette enclave étrangère. Ce n’était pas chez moi, puisque je venais évidemment d’ailleurs, de très loin. Mais dans cet entre-deux, nous avions une possibilité de rencontre qui fut une révélation pour moi et souvent, je peux le dire, une expérience émouvante pour les modèles eux-mêmes, qui, sans un mot, par leur seule attitude et leur application, arrivaient à en dire assez pour combler le gouffre entre nos différents univers.» Les habitants de Cuzco au Pérou, les hommes et les femmes des tribus de Nouvelle-Guinée, les jeunes filles du Dahomey ou les Touaregs du Maroc se laisseront magnifiquement envoûter par l’œil d’Irving Penn. Au vu de la barrière de la langue, le photographe travailla chacune de leurs poses comme un véritable sculpteur, par simple toucher, établissant progressivement une confiance mutuelle. Il déclinera ce travail ethnographique dans des séries de portraits plus contemporains comme ceux de hippies, de hell’s angels ou de représentants de petits métiers avec leurs accessoires, figés dans une subtile élégance devant son incontournable rideau de studio itinérant. Il en surprit plus d’un lorsqu’il entreprit sa série sur les mégots, un processus de désintégration de l’âme humaine qu’il jugeait intéressant : «Une cigarette écrasée indique le caractère, elle révèle la nervosité. Son choix en dit long sur le goût d’une personne». Il n’en continuera pas moins de capturer les plus belles effigies de la haute couture, dont le somptueux top model Lisa Fonssagrives, sa muse et sa femme. En réalité, le Grand Palais a réussi à imposer un véritable regard sur la personnalité parfois complexe et énigmatique rares sont ses interviews et ses apparitions publiques de ce très grand monsieur de la photographie contemporaine.