Ancrée sur les territoires artistiques de l’Afrique et du Moyen-Orient, Imane Farès a créé un modèle de fonctionnement unique, qui lui permet de ne plus participer aux foires puisqu’elle travaille à près de 85 % avec les musées.
Pouvez-vous revenir sur les débuts de la galerie et nous expliquer comment tout a commencé ?
C’est la passion qui m’a amenée à ce projet. J’avais très envie d’ouvrir une galerie depuis longtemps, mais lorsque je voyais la façon de travailler de certains, c’était en contradiction avec ce que je suis. Et puis un jour, j’ai appris que la galerie de Valérie Schmidt, installée au 41 de la rue Mazarine depuis 1958, était à vendre. Je me suis dit que c’était le moment ou jamais : la galerie était en face de chez moi et à cinq minutes de mes bureaux. Je suis allée la voir.
Quel autre métier exercez-vous ?
Je travaille dans l’import/export de matériaux de construction, rien à voir ! Cette activité me permet d’assumer la galerie, qui cependant devrait atteindre l’équilibre financier cette année. C’est un travail de longue haleine. Pour certains, le marché de l’art est un moyen de gagner de l’argent. Pour moi, les artistes sont comme des enfants que je voudrais voir évoluer autrement que dans un monde de la finance. Pour ouvrir une galerie, il faut de l’amour, de la patience et des moyens.
Aviez-vous déjà identifié les artistes avec lesquels vous vouliez travailler ?
J’ai pu prendre le temps car Valérie Schmidt m’a demandé de lui accorder deux ans. Alors, j’ai commencé à faire mes recherches, à visiter les biennales et les foires. La galerie a été inaugurée le 27 avril 2010 avec une exposition d’Ali Cherri, et nous avons littéralement grandi ensemble dans le monde de l’art. En 2022, il a reçu le Lion d’argent à la Biennale de Venise pour The Milk of Dreams, ce qui lui a ouvert la voie pour un solo show en octobre prochain à la GAMeC de Bergame, qui sera présenté dans la foulée au FRAC Bretagne, une autre exposition étant prévue en janvier 2024 à la Fondation Giacometti et à Vienne. Son long métrage Le Barrage a été sélectionné à la 54e Quinzaine des réalisateurs à Cannes en 2022, et aujourd’hui il est invité dans différents festivals pour promouvoir ce film que j’ai d’ailleurs coproduit.
Pourquoi avez-vous choisi de couvrir deux aires géographiques hors d’Europe ?
Si j’ai choisi des artistes en lien avec l’Afrique et le Moyen-Orient, c’est par rapport à ma propre histoire. D’origine libanaise, je suis née au Sénégal, pays où j’ai grandi, ai fait mes études et où toute ma famille vit encore. J’en suis partie il y a seulement une vingtaine d’années.
La liste de vos artistes affiche seulement sept noms. Étaient-ils là dès le début ?
La plupart de ceux avec lesquels j’ai commencé ne sont plus à la galerie, car ils n’étaient plus dans la lignée qui s’est affirmée. Aujourd’hui, les sept que je représente sont très engagés que ce soit spirituellement, politiquement ou dans la vie. Les choses ont évolué et je suis allée vers ce que j’aime. Je ne leur réclame jamais des œuvres à vendre sur les foires ou en exposition. Je veux défendre ces artistes et les emmener très loin. Et pour cela, il faut s’adresser aux institutions.
L’actualité de Sammy Baloji est aussi très riche…
Pour « Africa 2020 », Sammy avait été invité par Chris Dercon à créer deux sculptures monumentales qui trônaient sur les deux piliers à l’entrée du Grand Palais, Johari Brass-Band, qui feront d’ailleurs partie de la grande exposition de réouverture du lieu. Ces deux répliques surdimensionnées de trois mètres de haut évoquent l’épisode de la défaite du corps expéditionnaire français, au XIXe siècle, à Saint-Domingue, et l’abandon d’instruments de musique, récupérés par les esclaves qui ont créé leur propre son. Les cuivres sont intégrés dans des structures métalliques reprenant la forme des minerais du Katanga, en République démocratique du Congo, Joharis signifiant d’ailleurs « cristaux » en swahili. Scarifiés par l’artiste, ils font écho aux pratiques identitaires congolaises éradiquées par la présence coloniale. Mo Laudi avait réalisé une composition musicale à partir d’archives sonores. Sammy va participer à la Biennale d’architecture de Venise.
Quel est le dernier artiste ayant rejoint la galerie ?
Il s’agit de Sinzo Aanza, en 2017. Il avait alors 28 ans et je l’ai connu à la Biennale de Lyon, qui avait proposé à cinq fondateurs de biennales d’inviter des artistes. Hoor al-Qasimi, présidente et directrice de la Sharjah Art Foundation, avait invité Ali Cherri, et Sammy Baloji, qui est le cofondateur des Rencontres Picha/Biennale de Lubumbashi, avait choisi Sinzo Aanza. J’ai été émerveillée par son approche, car il montre la violence au Congo avec beaucoup de douceur, de façon très brillante et intelligente. À 28 ans, il avait déjà écrit deux ou trois romans et des pièces de théâtre. La Fondation Kadist a fini par acheter son œuvre.
Vous fixez-vous un budget maximal de production annuel ?
Non, c’est vraiment en fonction des projets. Je me débrouille pour trouver l’argent, je jongle. Pour les deux sculptures de Sammy au Grand Palais, je ne croyais pas arriver à ce niveau de montant, il a fallu casser la tirelire ! Une institution française devrait les acquérir, c’est en cours.
Après treize ans, avez-vous d’autres envies ?
Il y a deux projets qui occupent mon esprit : la production de films et l’ouverture d’une résidence d’écriture au Sénégal. J’adore le cinéma et la façon dont nous avons travaillé sur le film d’Ali Cherri m’a éclairée. Une graine est plantée, je la laisse germer encore pendant une année pour voir de quelle façon elle va éclore.