Gazette Drouot logo print

Iksel, l’art du panoramique

Publié le , par Stéphanie Pioda

Lorsqu’ils se sont lancés dans la décoration en 1988, Mehmet et Dimonah Iksel étaient respectivement metteur en scène et joaillière. Depuis, ils réinventent ensemble l’art des panoramiques.

Décor D-Dream dans un encadrement sur mesure palermitain, dans le quartier de South... Iksel, l’art du panoramique
Décor D-Dream dans un encadrement sur mesure palermitain, dans le quartier de South Kensington, à Londres.
© Photo Dean-Hearne

Il suffit de pousser la porte de son showroom rue Bonaparte, à Paris, pour saisir l’apport d’Iksel à l’univers de la décoration : vous entrez de plain-pied dans un paysage immersif qui repousse les murs et le plafond, jusqu’à les effacer. Vous êtes emporté par la vue du Bosphore qui se déploie sous vos yeux de façon précise et détaillée : de nombreux voiliers glissent sur le fleuve, des arbres rythment la composition, les coupoles des mosquées se distinguent à peine en arrière-plan… seule l’impression de nature champêtre domine. La lumière est tendre et paisible, bien loin des éclats francs d’un soleil oriental. Ce panoramique est tiré d’une gravure de 1850 du peintre maltais Giovanni Jean Schranz (1794-1882) – connu pour ses paysages et ses vues portuaires –, transposée et imprimée sur des lés de 90 cm de large. Bâtisses et personnages y ont été supprimés pour accentuer l’ambiance romantique que chérissent Mehmet et Dimonah Iksel. Le couple s’inspire de tableaux anciens, de fresques antiques ou de motifs architecturaux qu’il réinterprète, gommant ou ajoutant des éléments, imaginant les parties manquantes de chinoiseries du XVIIIe siècle, de façon documentée et plausible. La fantaisie côtoie en effet toujours la rigueur historique. Quel que soit le thème ou la période, la lumière unifie et donne une touche Iksel, que justifie Dimonah : « Je suis née dans une famille de joailliers et j’ai depuis l’enfance observé les pierres. La lumière et la couleur m’ont toujours fascinée. La palette de couleurs de nos décors allie ma propre sensibilité à la gouache utilisée et au traitement des toiles opéré par Mehmet, qui donne un effet craquelé et une patine à tout ce que nous peignons. J’aime ce que j’appelle les couleurs en demi-teinte, tamisées, mates ; les couleurs sourdes. »
 

Décor Livia’s Garden avec un plafond inspiré de Pompéi, pour un collectionneur londonien. © Photo Dean-Hearne
Décor Livia’s Garden avec un plafond inspiré de Pompéi, pour un collectionneur londonien.
© Photo Dean-Hearne

Un début sous de bons auspices
Le choix de cette vue du Bosphore pour le showroom parisien, inauguré en septembre 2022, n’est pas le fruit du hasard. Il traduit les origines de Mehmet – fils d’un diplomate turc, il a vécu à Bonn et à Genève, étudié à Oxford et travaillé à Paris – et évoque le site des ateliers de numérisation d’Iksel à Istanbul. Les autres étapes de production sont réparties entre l’Inde et l’Angleterre : les peintures des panneaux sont réalisées à Jaipur et les impressions à Londres. Dimonah détaille les opérations : « La conception du décor commence par une recherche de documents que nous engageons Mehmet et moi, en bibliothèque et en librairie, sur un thème donné. Je conçois ensuite un collage, une maquette du futur décor que nous faisons peindre, sous notre supervision, par notre atelier indien. Il est ensuite scanné dans notre atelier stambouliote et la magie du travail digital me permet de continuer à adapter le décor, retravailler les effets, les finitions et les couleurs, avant que le document ne rejoigne enfin notre banque d’images pour être imprimé. Il s’agit d’un processus long impliquant de nombreuses personnes de talent. » Tout a commencé lorsque Dimonah et Mehmet se sont rencontrés en 1988 à Jaipur. Jean de La Thibauderie, assistant à la direction artistique, raconte : « Mehmet Iksel était metteur en scène à Paris où il a vécu pendant dix-sept ans. Il voyageait au Rajasthan, car il recherchait des miniatures pour un ami hôtelier, et Dimonah était alors joaillière à New York. Un vrai coup de foudre ! » Ils ont cherché un moyen de rester ensemble au Rajasthan et ont imaginé ce projet de décoration, en s’appuyant sur le savoir-faire des miniatures de Jaipur et en repensant la tradition des panoramiques à la planche, dans la lignée des manufactures Zuber (voir l'article  Gazette n° 27, du 12 juillet 2019, page 132) ou De Gournay. Leurs premiers panneaux étaient des pièces uniques. « Notre premier grand projet, à l’époque où nous ne peignions qu’exclusivement à la main sur toile enduite, fut à la demande de Gayatri Devi, Rajmata de Jaipur, pour ses appartements privés au sein du palais de Rambagh, se souvient Dimonah. Elle nous avait confié les décors de son salon, sa salle à manger et sa chambre. Elle était très fière de notre atelier et de la fusion des styles qui y était opérée. Elle a toujours veillé à nous inviter dès lors qu’elle recevait des designers importants à Jaipur. Toujours au début de notre aventure, Jean-Marc Loubier, alors directeur du marketing chez Louis Vuitton, nous avait demandé de concevoir et de réaliser les vitrines de l’ensemble des boutiques de la marque à travers le monde. » Le thème en était l’Antiquité pharaonique.

 

Décor Suzani sur mesure, inspiré par les textiles brodés d’Asie centrale, pour un collectionneur londonien. © Photo Dean-Hearne
Décor Suzani sur mesure, inspiré par les textiles brodés d’Asie centrale, pour un collectionneur londonien.
© Photo Dean-Hearne

Jusqu’à soixante-dix mètres de long
Pendant plus de dix ans, le duo a créé des panneaux peints à la main pour des décorateurs européens ou américains, jusqu’à ce que Mehmet perçoive le potentiel de l'impression digitale afin de toucher un public plus large. Iksel a ainsi basculé dans l’ère du digital en 2001, permettant de démultiplier les créations qui, une fois retravaillées digitalement par Dimonah, continuent d’être peintes sur toile par une trentaine d’artisans à Jaipur. Ceux-ci travaillent sur des grands formats, de deux mètres et demi à trois mètres de haut, alignés au sol. Il faut compter entre huit et dix mois pour produire les peintures de panoramiques mesurant jusqu’à soixante-dix mètres de long. « Généralement, une vingtaine ou une trentaine de panneaux suffisent pour un décor, mais Arcadia par exemple, en compte soixante-dix, souligne Jean de La Thibauderie. Il s’agit de la longueur maximale, qui permet de couvrir de nombreux murs avant que le motif ne recommence au début. Lorsque Dimonah est lancée dans une phase de création, elle est toujours tentée d’imaginer une nouvelle scène. » Des peintures de Pompéi aux miniatures du Rajasthan en passant par des fresques de la Renaissance italienne, des planches botaniques ou des chinoiseries du XVIIIe siècle, des tableaux de Poussin ou des panneaux complètement inventés, comme c’est le cas pour D-Dream, collage de différents motifs piochés ici ou là : le répertoire d’Iksel est particulièrement varié. En septembre 2022, le magazine Elle Déco évoquait dans ses pages les derniers projets, citant le papier peint Rumi mis en scène par le décorateur américain Miles Redd, tandis que sur Instagram étaient montrés le riche Trellis Exotica choisi par l’architecte d’intérieur Pierre Lacroix pour l’Hôtel Particulier Montmartre, à Paris, et la designer Jennifer Leonard pour la salle de bains d’une villa à Portland, et l’Exotic Chinoiserie au restaurant du Relais Christine, à Saint-Germain-des-Prés. « Mehmet et Dimonah n’ont jamais été intéressés par les demandes du marché, ils ont toujours suivi leurs goûts et les époques qui leur sont chères », constate Jean de La Thibauderie. Ils continuent d’innover et ont « lancé une gamme de tissus d’ameublement, nourris de l’esprit de motifs du Xe au XXe siècle. Il faut dire que Mehmet est un grand collectionneur de tapis et de tissus anciens. » Des textiles du Moyen Âge oriental ou moghol, de l’Iran safavide, des indiennes… Iksel donne un air historique et de l’épaisseur à la décoration, reflet des goûts et trajectoires de ses fondateurs.

à voir
Iksel, 20, rue Bonaparte, Paris VIe,
tél. : 01 56 81 10 98.
www.iksel.com
Gazette Drouot
Bienvenue, La Gazette Drouot vous offre 2 articles.
Il vous reste 1 article(s) à lire.
Je m'abonne