À vendre, hôtel particulier début XVIIIe, ayant appartenu au comte de Seignelay, petit-fils du grand Colbert, et au marquis de Nicolay. 3 569 m2 de surface habitable, porte cochère donnant sur cour d’honneur de 444 m2, jardin de 1 187 m2 avec vue sur la Seine et le jardin des Tuileries. Vendeur : l’État français. Signe particulier : titre de propriété introuvable. Statut : inconnu. Historien de l’architecture, spécialiste des hôtels particuliers, Alexandre Gady a attiré notre attention sur cette singulière opération. France Domaine propose à la vente l’hôtel de Seignelay, 80, rue de Lille. Les façades, la cour et le jardin de cette maison, endommagée par le passage des services administratifs, sont protégés et les décors Louis XV et Louis XVI classés. Dans son annonce, le service public omet soigneusement de mentionner que ce patrimoine a appartenu à l’Allemagne jusqu’à la fin de la guerre. Et il se montre incapable de produire un titre de propriété ou d’en préciser le statut.L’hôtel a été édifié par un disciple de Jules Hardouin-Mansart, Germain Boffrand, qui le céda en 1718 à Charles Colbert. Dans le jardin, une pierre tombale atteste d’un triste épisode : «Ici, à l’ombre d’un palmier, a été enterré Coco, chien de Sa Majesté la Reine Marie-Antoinette, qui l’avait confié lors de son arrestation à Madame de Tourzel, gouvernante des Enfants de France.» Reprise dans la fiche de France Domaine, cette anecdote est à l’image de son historique : un faux-semblant. La plaque serait en fait une copie. Marie-Antoinette n’eut jamais de chien appelé Coco, pas plus que Mme de Tourzel.
Il pourrait en revanche s’agir du chiot qui a adouci les jours du Dauphin lors de son emprisonnement. Après sa mort en 1795, l’épagneul fut emporté à Vienne par sa sœur aînée, Marie-Thérèse, qui l’a ramené, en dépit de son grand âge, à Paris en 1814.
La destinée des lieux est intimement liée à l’hôtel mitoyen, qui porte le nom d’Eugène de Beauharnais, beau-fils de Napoléon Bonaparte. Il fut aussi construit par Boffrand sur la bande de terre qu’il avait acquise le long de la Seine. En 1818, il fut racheté par le roi de Prusse, qui en fit le siège de sa légation, avant qu’il n’abrite l’ambassade d’Allemagne. Un ouvrage vient de lui être consacré par Flammarion, synthétisant cinq années de recherche du Centre allemand de l’histoire de l’art de Paris sur son passé et ses décors. En 1937, désireuse d’agrandir son ambassade, l’Allemagne racheta les deux immeubles mitoyens à la famille de Nicolay, qui détenait l’hôtel de Seignelay depuis un siècle. Sous l’Occupation, il servit de dépôt des œuvres d’art pillées. Après la guerre, cet ensemble fut occupé par diverses administrations. En 1962 cependant, le général de Gaulle fit le geste de rendre l’hôtel de Beauharnais à l’Allemagne fédérale, sans régler le cas de l’immeuble voisin. L’État français, qui a déjà tenté en vain de le louer pour un bail emphytéotique, tente donc de vendre en douce un bien confisqué à l’Allemagne, sans que la diplomatie n’ait son mot à dire. L’ambassadeur d’Allemagne, Nikolaus Meyer-Landrut, tout en ne souhaitant pas en faire une pomme de discorde, nous a confirmé que son pays n’avait pas été prévenu de la mise en vente, sans parler de songer à trouver une solution qui aurait pu trouver l’agrément des deux nations amies, au moment même où elles sont appelées à relancer ensemble la dynamique de l’Europe.