Cet atelier de Meudon a redonné sa grandeur à une technique du XIXe siècle oubliée : l’héliogravure au grain. Sa fondatrice, Fanny Boucher, nous fait partager sa passion pour un métier qu’elle est l’une des rares à exercer.
Une bulle hors du temps. La villa XIXe où se trouve l’atelier du maître d’art Fanny Boucher est un havre de paix sur les hauteurs de Meudon, dans un quartier qui a vu passer Auguste Rodin, Alfred Sisley, Paul Cézanne ou Édouard Manet. Le silence paisible et le charme discret du parc du Potager du Dauphin sont les ingrédients idéaux pour travailler à l’abri de l’effervescence des grands axes des bords de Seine. Dans cette demeure transformée par la Ville en ruche dédiée à la création, Fanny Boucher occupe l’un des quinze ateliers d’artisans d’art et y exerce un métier rare : l’héliogravure au grain. C’est en 1879 que le peintre, photographe et illustrateur tchèque Karl Klíc (1841-1926), «reprenant les travaux de Talbot, Poitevin, Swan et Nègre, aboutit au procédé de l’héliogravure au grain pour produire une image aux dégradés de gris subtils à partir de matrices gravées», nous apprend-elle. S’il a été largement utilisé à l’époque, le procédé photomécanique est doucement tombé dans l’oubli en France, jusqu’à disparaître de la liste des métiers d’art. Ainsi, lorsque Fanny Boucher s’est installée en 2000, à 23 ans, elle lui a redonné un cadre professionnel, et une nouvelle ligne est venue compléter la rubrique «Arts graphiques» de la nomenclature : imprimeur en héliogravure. D’une certaine manière, le hasard lui a permis de découvrir cette technique. Alors qu’elle était étudiante à l’école Estienne, en gravure et impression en taille douce, elle a assisté à une présentation effectuée par Jean-Daniel Lemoine. Cet ingénieur à la retraite «avait une passion pour les procédés photographiques mécaniques du XIXe siècle et avait consacré son temps libre à retrouver la technique de l’héliogravure dans son garage», se rappelle-t-elle. Ce fut alors une évidence pour celle qui avait pour obsession de trouver un moyen de mêler la gravure et la photographie : «Je lui ai écrit et il m’a reçue pendant un an pour me transmettre son savoir-faire.»
Une création commune entre l’artisan et l’artiste
Le point de départ est bien sûr la photographie à «interpréter». Il ne s’agit pas d’une simple reproduction mais bien d’une interprétation, car l’héliogravure telle que la pratique Fanny Boucher reçue maître en 2015 relève de la cocréation, même si elle insiste pour rester en retrait : «Nous prêtons nos mains à l’artiste, en lui donnant tout notre savoir-faire, à partir d’un échange soutenu qui transforme l’œuvre vers quelque chose qu’il n’espérait même pas.» Une grande partie du travail repose donc sur l’écoute pour comprendre les intentions de l’auteur et l’univers qu’il développe. «Il y a une sorte de devoir de notre part, une responsabilité pour ne pas trahir son message», poursuit-elle. Fanny Boucher va tout d’abord le guider dans la sélection des images les plus adaptées à cette technique elle les préfère contrastées, avec des noirs profonds, plutôt que claires avec de grands aplats de gris. «Après l’avoir traitée sur ordinateur, l’image est tirée sur un film en demi-teinte, transparent, qui va laisser passer la lumière», explique Marie Levoyet, élève maître d’art à l’atelier Helio’g. L’image est en effet transférée de l’insoleuse sous des lampes à UV sur un papier gélatiné rendu photosensible avec du bichromate de potassium. «La gélatine réagit à la lumière en durcissant. Ainsi, là où l’image est noire, elle ne recevra pas de lumière et restera tendre… et inversement pour les blancs, tout cela allant crescendo sur les niveaux de gris.» Vient ensuite la phase du transfert de la gélatine sur la plaque de cuivre préalablement découpée aux dimensions souhaitées, rarement au-delà de 50 x 60 centimètres du fait de la double contrainte de la taille de l’insoleuse et de la presse. «On va l’appliquer par différents bains de transfert avec de l’eau et de la colle.» Le tout est plongé dans un bain d’eau à 45 °C pour retirer la gélatine qui n’a pas durci. L’image apparaît en négatif sur le cuivre, alors immergé dans un bain d’acides qui creusent profondément les parties noires de l’image, là où il n’y a plus de gélatine, et de façon graduelle selon les gris et les blancs originaux. Voilà la matrice obtenue, plus ou moins noircie en fonction des morsures des acides. Rincée et séchée, elle est encrée au rouleau. «On vient enlever l’encre en surplus avec de la tarlatane (une étoffe de coton à tissage très lâche, ndlr) puis avec la paume de la main, pour dégager le dernier voile d’encre afin d’obtenir la juste quantité dans les creux de la plaque», intervient Marie Levoyet. Une fois la matrice déposée, on la recouvre d’une feuille de papier humidifiée le plus souvent un papier chiffon Hahnemühle, le plus adapté pour l’héliogravure avant de faire tourner la presse. La plaque de cuivre laisse la trace d’une cuvette tout autour de l’image, un léger enfoncement en creux. Chaque feuille imprimée est placée dans un cartonnier entre des buvards, sous un poids, ceux-ci étant remplacés tous les jours pour absorber l’humidité. Les gestes seront reproduits en fonction du tirage souhaité par l’artiste. «La gravure de la matrice en tant que telle peut prendre deux jours, tandis que l’impression de cinquante exemplaires demande une semaine», précise Fanny Boucher. Par exemple, la réalisation du livre d’artiste Mains de Jean-Baptiste Huynh a pris six mois (y compris les étapes préparatoires d’échanges), avec treize héliogravures à tirer en 110 exemplaires, soit presque 1 500 feuilles en tout.
La technique d’impression la plus pérenne
Le plus étonnant est d’imaginer que chaque feuille imprimée peut être replongée dans l’eau si elle est abîmée, afin que le papier reprenne sa forme. «C’est la technique d’impression la plus pérenne, celle qui permet de garder les images à travers les siècles», pointe l’artisan d’art. Si nombre d’artistes ont été conquis par l’héliogravure, c’est pour ces noirs intenses, vibrants et vivants, à la sensualité légère, au toucher glissant sur des courbes de niveau d’un paysage de Lilliputiens qui sont les niveaux d’encrage de la matrice. «Pour Willy Ronis, l’héliogravure était le summum !» s’enthousiasme-t-elle encore. Valerio Adami, Pierre Alechinsky, Chu Teh-chun, Lucien Clergue, Robert Combas, Joël Ducorroy, Ernest Pignon-Ernest, Patrick Faigenbaum, Gérard Garouste, Alain Jacquet, Emilia et Ilya Kabakov, Yayoi Kusama, Ross Lovegrove, François Morellet, Louis Stettner, Bernar Venet, Zao Wou-ki… sont autant de personnalités avec qui elle a travaillé. Citons tout particulièrement le photojournaliste Édouard Elias, avec lequel l’atelier Helio’g écrit une histoire engagée. Ensemble, ils ont réalisé le livre d’artiste Mediterraneum, une façon de redonner grandeur et dignité aux migrants, dont certains visages ont été publiés dans les journaux mais que l’on regarde à peine. Ils s’apprêtent aussi à partir en République démocratique du Congo pour transmettre ce savoir-faire aux femmes violées, recueillies à la Cité de la joie centre communautaire situé dans la ville de Bukavu et soignées par le docteur Denis Mukwege, prix Nobel de la paix en 2018. La matrice pour se reconstruire… Cette implication-là relève d’une conscience humaniste : l’héliogravure est la fille de l’estampe qui, «au moment de la Révolution, a servi les luttes, la propagande et la philosophie des Lumières. Beaucoup d’imprimeurs ont eu la tête coupée ! Ce serait une honte de ne pas continuer. Dans la mesure de nos moyens», conclut Fanny Boucher.