Avec ce panneau, le Néerlandais invite à entrer dans l’antre sombre de la médecine du XVIIe siècle, une vaste opération – et peu savante.
Rien dans cet intérieur n’évoque l’atmosphère d’un cabinet médical. La scène semble se situer dans une maison bourgeoise des Pays-Bas du Nord du XVIIe siècle, où la pièce de vie est agrémentée de cuivres au mur, d’une petite ouverture et d’une table habillée d’un tapis. On ne trouve pas même la trace d’un fragment de squelette, d’un livre évoquant l’érudition ou, pis encore, d’un diplôme en parchemin revêtu du sceau de la Faculté… aucun de ces signes extérieurs de savoir permettant d’affirmer la qualité professionnelle ! Pourtant, nous sommes bien en train d’assister à une opération et un homme en noir, à la barbichette taillée en pointe – Le Chirurgien, c’est le titre de ce panneau –, officie sur le dos d’un malheureux dont on devine la grande souffrance. Parmi les autres personnages, une fillette, conduite par sa mère, pleure, consciente du sort qui l’attend ; une femme se tient la joue, peut-être sujette à une rage de dents visiblement pas encore soignée, tandis qu’un homme à la jambe de bois patiente, assis sur un tabouret, pour sa part résigné. Il s’agit là d’une véritable relation de la médecine de l’époque, signée Gerrit Lundens. Le peintre, bien que prolifique et abonné aux scènes de genre, n’est pas le plus connu de l’âge d’or néerlandais : son principal fait d’armes est d’avoir livré vers 1655 une copie de la célèbre Ronde de nuit de Rembrandt, et ce avant que la toile originale ne soit découpée pour être transférée à l’hôtel de ville d’Amsterdam. Il s’agissait d’une commande du personnage principal du tableau, le capitaine Frans Banning Cocq – l’œuvre est désormais conservée à la National Gallery de Londres. Et l’on sait que ce même Rembrandt, avec La Leçon d’anatomie du docteur Tulp a immortalisé un savant, celui que l’on surnommait le Vésale du Nord.
Les leçons des peintres
La Hollande connaît au XVIIe une renaissance littéraire et scientifique, en même temps qu’artistique, et les médecins occupent un rang élevé dans la société. Aussi, fiers de leur statut, sont-ils nombreux à commander leur portrait aux plus grands. Certains allaient jusqu’à se faire peindre en groupes de confrères, le tableau d’Aert Pietersz ne comptant ainsi pas moins de vingt-huit personnages, tous identifiés. Il est amusant de noter que ces doctes figures sont plus connues grâce à leurs effigies picturales que pour leur activité médicale ! Car il faut bien le dire, dans la majorité des cas, la médecine demeure pratiquée par des ignorants, et c’est ce que la peinture hollandaise, spécialiste de la scène de genre et de la satire de la société, va se plaire à représenter. Frans Van Mieris l’Ancien, Jan Havickszoon Steen et Gerrit Dou s’en font les talentueux porte-paroles en images. Entre les années 1630 et 1700, ils ont été nombreux à décrire des arrachages de dents, des saignées, et autres délices chirurgicaux, mais aussi le fameux « mal d’amour ». Dans ce dernier cas, on voit un « praticien » âgé, portant chapeau à larges bords et manches à crevés pour réussir son effet théâtral, examiner un flacon d’urines, la patiente étant une jeune femme couchée ou assise, calée par des coussins. La couleur du récipient lui permettait d’établir son « diagnostic » ; mais quoi qu’il en soit, compétent ou non, l’homme de l’art ne pouvait rien pour la pauvrette tombée enceinte.
Une médecine rudimentaire
À l’instar de Molière, qui, en France, s’amuse régulièrement à attaquer ironiquement la caste des médecins, la peinture hollandaise les traite sur le ton de la comédie. Elle suit aussi l’imagerie populaire l’assimilant au charlatan malhonnête ou, pire, au boucher brutal. La littérature locale lui a même trouvé un nom, « le docteur Lubbert », un personnage particulièrement stupide. Car, même si la science fait des progrès considérables tout au long du XVIIe et si les universités fleurissent, l’écart est grand entre ceux officiant dans les villes et récemment passés par l’étude livresque, et la grande majorité, notamment dans les campagnes, des barbiers-chirurgiens itinérants dont la science est des plus rudimentaires. Il faut bien imaginer les pays d’Europe comme d’immenses déserts médicaux. La France du grand Roi-Soleil par exemple, comptait sur quelque deux cents médecins avérés pour soigner ses vingt millions d’habitants environ. La chirurgie n’a pas de statut, elle est une pratique artisanale, et toujours dans le vaste royaume de Louis XIV, jusqu’à l’édit royal de 1691 qui dissocie les deux professions, elle est réservée aux barbiers. Les dentistes ne sont guère mieux nantis. L’anesthésie n’était pas encore née, et fatalement les interventions et autres extractions se révélaient hautement douloureuses.
De plus, la médecine repose encore sur des théories élaborées durant l’Antiquité grecque, notamment le célèbre système de Galien, et la bonne santé s’établit toujours sur l’équilibre des quatre humeurs liquides : le sang, la lymphe, la bile jaune et la bile noire, car on considère que le corps est le reflet – à petite échelle – de l’univers composé des quatre éléments. Tout déséquilibre nécessite d’être traité par des saignées, des purges ou des lavements ; les remèdes sont peu nombreux, on essaie la diète ou des potions diverses et autres élixirs de jouvence. Et il n’est ici pas question de l’hygiène, le siècle connaissant un recul de cette pratique jugée néfaste, pour ne pas déséquilibrer les humeurs, la peau étant censée être perméable…
Dans la VIe partie du Discours de la méthode, Descartes parle de la conservation de la santé « laquelle est sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens de cette vie ». Fort heureusement, les temps futurs vont avancer dans son sens… Ce chirurgien peint en 1652 est nanti d’une longue traçabilité, notamment celle de la vente Werner Dahl le 17 octobre 1905 à Amsterdam. Dans le compte rendu fait pour Der Kunstmarkt, le grand expert de l’époque et directeur du Mauritshuis Abraham Bredius écrivait qu’il est l’« un des meilleurs tableaux connus du maître ». Aujourd’hui, il est certain qu’il nécessite une opération… de décrassage de son vernis, un traitement peu douloureux pour une guérison assurée !