Depuis 1992, la galerie Talabardon & Gautier s’est imposée dans le paysage parisien et international. Elle est devenue une référence, et même un moteur du marché de l’art en mettant en lumière des œuvres et des artistes singuliers. Symboliquement, les 21 et 23 mars, la vente d’une partie de son stock se déroulera durant le Salon du dessin, dont Bertrand Gautier et Bertrand Talabardon furent membres fondateurs en 1999. Pas moins de 280 lots, pour une estimation globale de 5 M€, seront ainsi dispersés par la maison Ader. «Cet événement n’est pas seulement une vente de marchands, c’est un hommage à tous ceux qui font ce métier par passion. Nous partageons avec eux cette même flamme et cette exigence de qualité sur les œuvres», déclare le commissaire-priseur Xavier Dominique. Fidèles à leur manière de travailler, les deux galeristes ont sélectionné des tableaux, des dessins et – dans une moindre mesure – des sculptures, tous parfaitement mis en valeur dans un catalogue aux descriptions fournies. Si le XIXe siècle fut leur terrain de prédilection – on leur doit la remise en lumière des paysagistes œuvrant sur le motif ou encore des peintres troubadours –, les maîtres anciens seront également très présents. Au cours des dernières décennies, ce tandem a d'ailleurs été à l’origine de belles découvertes, comme celle d’un Portrait d’homme de l’artiste du XVe siècle Jean Perréal, vendu au musée du Louvre en 1993, ou encore – lors une vente en 2015 aux États-Unis – celle d’une œuvre de jeunesse de Rembrandt, L’Odorat, aujourd’hui dans la collection Leiden de Thomas Kaplan.
Honneur aux anciens
«Énergie, prise de risque et aventure» sont les maîtres mots de Bernard Gautier, auxquels on pourrait ajouter le goût de la narration. Derrière chaque œuvre de ce catalogue se cache une histoire qui donne tout son sens et sa valeur à l’objet. Ainsi, le dessin à la plume Sainte Famille avec saint Jean-Baptiste, attribué à Georges Lallemant, dont une autre version fait partie de la collection Pierre Rosenberg (bientôt au musée du Grand Siècle), montre le travail de cet artiste lorrain du début du XVIIe. L’œuvre, encore sous l’influence de l’incontournable Jacques Bellange mais s’en détachant déjà par un style plus personnel, marqué notamment par sa profondeur spatiale, est annoncée à 20 000/30 000 €. Avec le néoclassique Philippe-AugusteHennequin, méconnu, on entre dans une Vue imaginaire de Lyon, réalisée après la prise de la ville par les troupes envoyées par Paris et le décret de la Convention du 11 octobre 1793 actant la destruction de la cité «rebelle». Hennequin, membre du comité de démolition, réalise ce dessin depuis la fenêtre de son appartement, quai des Célestins, et offre un panorama fictif – et peut-être prémonitoire – de la ville romanisée et en partie en ruine. Une œuvre intemporelle annoncée à 30 000/ 40 000 €. Daté vers 1797-1799, un exceptionnel dessin de Louis-Léopold Boilly, préparatoire au tableau La Petite Sœur, frappera par sa maîtrise technique, son utilisation judicieuse de l’estompe et l’emploi du papier chamois, qui permet à la gouache blanche de briller. Boilly démontre ici qu’il est le digne successeur de Greuze pour la transcription de la vie quotidienne et familiale (80 000/ 100 000 €). De la quinzaine de peintures anciennes se détachera une émouvante Leçon de broderie, de Michael Sweerts, «un tableau inédit d’un artiste particulièrement apprécié des collectionneurs et surtout des musées», selon l’expert Stéphane Pinta. Redécouvert il y a une trentaine d’années, Sweerts fascine par sa vie romanesque, qui le mena de Bruxelles à Goa en passant par Rome et la France. Sa carrière de peintre, placée entre les écoles nordique et italienne, ne dura qu’une vingtaine d’années, marquées de 1646 à 1654 par son séjour en Italie, où il travailla, sous l’influence des bamboccianti, à des scènes de genre telle que celle-ci, où le quotidien se trouve sublimé.
Le plein air et le XIXe siècle
Dans le cadre de leur travail sur la réhabilitation du XIXe siècle, Bertrand Talabardon et Bertrand Gautier se sont longtemps concentrés sur ces paysagistes qui imposèrent la peinture sur le motif. Une pratique initiée dès le siècle précédent par des pionniers tel Claude Joseph Vernet, dont une toile majeure sera proposée à 60 000/80 000 €. Cette Vue de Tivoli est «l’une des premières œuvres peintes en Italie par l’artiste entièrement en plein air, vers 1743-1745», explique Stéphane Pinta. À cette époque, en effet, Vernet réalise un ensemble d’esquisses, brossées d’après nature, qui serviront à la réalisation de grands tableaux. Son inventaire après décès, en 1789, en recense encore plus de trente en sa possession, pour la plupart disparues. Peut-être cette étude en faisait-elle partie ? Nombre de ses suiveurs au XIXe l’accompagneront dans cette vente, comme Pierre-Henri de Valenciennes avec un Paysage classique, attendu à 15 000/20 000 €, ou Gustave Courbet avec une Vue de Saintes, prise de Lormont (40 000/60 000 €). On admirera encore la spontanéité du Vésuve en éruption de Simon Denis, prisé 20 000/30 000 €, et la lumière de la Vue de Saint-Pierre à Rome depuis les jardins de la villa Borghèse au soleil couchant, de Pierre-Athanase Chauvin (8 000/12 000 €). Parmi les découvertes des galeristes se distingueront plusieurs œuvres du méconnu Prosper Barbot, autre adepte de l’Italie mais qui propose ici une étonnante étude, Effet de vague à Dieppe, à la dramaturgie romantique (3 000/ 5 000 €). Mais le XIXe siècle démontrera aussi toute sa diversité. On découvrira ainsi un Jean Auguste Dominique Ingres troubadour, dans un impressionnant portrait de Condottiere, une étude de 1821 pour son tableau néogothique L’Entrée à Paris du Dauphin, futur Charles V (voir couverture de la Gazette n° 3, 120 000/150 000 €). Le romantisme, avec un ensemble de sculptures de David d’Angers — dont la terre cuite Bichat, esquisse préparatoire pour le groupe monumental à Bourg-en-Bresse, de 1839 (10 000/15 000 €) — ou le premier portrait du jeune Alexandre Dumas, encore simple auteur de théâtre, par Fauginet (15 000/20 000 €), s’opposera au néoclassicisme du Portrait d’Étienne Vincent de Margnolas et son antique en marbre, de Giacomo Spalla, dont on attend 30 000/40 000 €.
Oser la modernité
Aucune frontière, qu’elle soit stylistique ou temporelle, n’arrête les deux galeristes lorsqu'il s’agit de surprendre. Un but atteint avec la divinité viking, au visage exprimant l’effroi, du tableau Hörgabrud de l’Américain Charles Sprague Pearce, installé en 1885 à Auvers-sur-Oise, où il peint plutôt des scènes naturalistes du monde rural. Comptez 20 000/30 000 € pour cette œuvre flirtant avec le symbolisme. Une tentation à laquelle céda également un court instant Paul Gauguin, comme en témoigne le Portrait de Jean Moréas (150 000/200 000 €), son dessin le plus important dans cette veine, gravé et reproduit à de nombreuses reprises. Gustave Moreau fut pour sa part le professeur des artistes d’avant-garde de la fin du siècle, qu’il marqua par sa liberté d’esprit et sa conception coloriste de la peinture. Il puisa son inspiration dans l’Orient, la mythologie ou encore les rêves, donnant naissance à une peinture éminemment personnelle, à l’image d’un Poète persan dialoguant avec l’ange de l’inspiration, une œuvre acquise à l’époque par Antony Roux, le principal mécène de l’artiste (150 000/200 000 €). L’impressionnisme sera aussi évoqué au travers d’un beau paysage de Giuseppe De Nittis, Le Lac des Quatre-Cantons depuis Rigi-Kulm, réalisé en 1882 depuis le balcon de l’appartement du peintre, alors en voyage avec Alphonse Daudet et son épouse (15 000/20 000 €). Autre précurseur, Victor Hugo proposera un Souvenir de Belgique. 120 000/150 000 € sont à envisager pour ce dessin tracé en 1850 avec trois autres paysages de grandes dimensions, également encadrés ultérieurement par l’artiste, à Jersey. Cette œuvre, dont le titre évoque son voyage en solitaire de 1837, est la seule des quatre encore en mains privées. La brume ensorcelante de ce paysage fait écho aux recherches abstraites reprises, trois à quatre décennies plus tard, par d’autres.