Nouveau directeur de la Collection Pinault dans la cité des Doges, Bruno Racine a bien voulu nous livrer les grandes lignes d’un programme qui, en 2021, se concentrera à la Douane. Le Palazzo Grassi restera fermé pour travaux.
Vision étrange que le hall de l’aéroport de Venise vide en plein milieu du mois de juillet. Avec l’arrêt des voyages, il a fallu quatre mois à Bruno Racine pour poser ses valises après l’annonce de son arrivée à la tête du Palazzo Grassi et de la Pointe de la douane. En le nommant en remplacement de Martin Béthenod, désormais concentré sur l’ouverture de la Bourse de Commerce – attendue à Paris au printemps prochain –, François Pinault a voulu rassurer les Vénitiens sur sa présence dans la cité des Doges. Dans le même ordre d’idée, même s’il admet qu’il faudra formuler une «synergie» entre les deux lieux, Bruno Racine récuse l’idée que Venise se cantonnerait à un rôle de seconde étape des événements parisiens. Lors de la présentation du nouveau directeur au personnel, rapporte l’intéressé, «François Pinault a été très clair sur ce point, invitant le site de Venise à maintenir et à cultiver sa propre identité». À la mi-juillet, Bruno Racine était déjà rassuré par les premiers chiffres de la réouverture, à l’occasion de la fête du Redentore. Sur trois journées, les deux sites venaient d’enregistrer 2 200 entrées quotidiennes. Cette moyenne journalière, légèrement meilleure que celle des années hors Biennale de l’art, s’est trouvée confirmée en août. L’ouverture reste limitée : de trois jours par semaine en juillet, elle est passée à quatre le mois suivant, du vendredi au lundi.
Passerelles et influences
La première grande décision prise par le nouveau directeur est la fermeture du Palazzo Grassi le 21 mars prochain, après l’exposition Henri Cartier-Bresson (voir Gazette n° 29, page 204). Bruno Racine a proposé à François Pinault de profiter des incertitudes de la période pour conduire des travaux, devenus incontournables, de réfection des canalisations d’eau pour le chauffage et la climatisation. Ces anciens conduits en acier ont mal vieilli et sont tous encastrés. Ce seul chantier devrait coûter deux millions et demi d’euros, manière pour François Pinault de rappeler son attachement à ce lieu hybride, que beaucoup jugent mal adapté à la démesure de l’art contemporain. En 2021, année de la Biennale d’architecture, pour une fois, la Pointe de la douane accueillera donc une monographie consacrée à Bruce Nauman, un artiste adepte de la performance et de la vidéo, dont la plasticité des formes et la véhémence du propos s’accorderont certainement mieux à ces espaces. «Ce ne sera pas une rétrospective, précise Bruno Racine, mais une réflexion à partir d’une œuvre iconique de 1968 : la vidéo Walk with Contrapposto, intégrant des œuvres récentes de la série des «Contrapposto Studies»». L’exposition, réalisée avec l’artiste par Caroline Bourgeois et Carlos Basualdo, du musée des beaux-arts de Philadelphie, est conçue comme «une spirale ascendante à travers les salles de la Pointe de la douane» et devrait trouver un prolongement par des sculptures placées dans la ville. Ce thème de la torsion du corps, par ses réminiscences de la statuaire antique et de sa résurgence dans le maniérisme, rejoint la préoccupation de Bruno Racine de développer «un regard d’histoire de l’art» sur la collection de François Pinault, en cultivant dans la mesure du possible la référence à Venise. Plus encore que son passage à la tête du Centre Pompidou ou d’autres institutions, il reprend ainsi ce jeu savant entre histoire de l’art, présence de la cité et créativité artistique qu’il avait si bien réussi à la villa Médicis, dont il fut le directeur de 1997 à 2002. Il insiste ainsi sur le rôle joué par la salle voisine de conférence du Teatrino pour les Vénitiens, notamment pour développer des liens avec l’Université. Il dit avoir été frappé à son arrivée «par le désir de coopération» né des angoisses de la crise du Covid-19. Avec les Galeries de l’Académie et la Fondation Guggenheim, la Collection Pinault travaille ainsi à développer un parcours des musées, à tarif réduit, qui irait du Moyen Âge jusqu’à l’art contemporain. François Pinault a aussi souhaité répondre aux préoccupations actuelles en s’accordant avec Bruno Racine pour donner davantage d’importance à la présence des femmes et des artistes afro-américains. Cette vision est déjà sensible dans la conversation piece, qui s’est ouverte cet été à la Douane, entre l’artiste britannique Thomas Houseago – de retour à Venise neuf ans après l’installation de son Homme pressé de neuf mètres de haut devant le Palazzo Grassi –, l’historienne de l’art Muna El Fituri et Caroline Bourgeois. Beaucoup plus dynamique et mieux maîtrisé que les expositions de l’année dernière, le parcours illustre les influences que peuvent s’échanger les artistes, des études d’Henry Moore aux sinuosités d’Enrico David, des figures néolithiques aux folles d’Alina Szapocznikow, en passant par les dessins érotiques prêtés par David Hockney, des crânes et des sexes. On y retrouve la fascination de la drôle de period room d’Edward Kienholz et de la satiété terrifiante du champignon atomique de Bruce Conner. Ceux venus les premiers jours ont pu finir leur visite par la dernière installation carbonisée réalisée sur place de Saul Fletcher, Don’t Let the Darkness Eat You Up («Ne laissez pas l’obscurité vous submerger»). L’artiste n’a pu écouter ses propres mots. Au moment même de l’ouverture de l’exposition, il s’est donné la mort à Berlin après avoir tué sa compagne, Rebeccah Blum. L’œuvre a été retirée du parcours.