Maître et élève, mais également beau-père et gendre, Henri Focillon et Jurgis Baltrusaitis sont des figures de l’histoire de l’art. Leurs collections reflètent à la fois un corpus de travail, des goûts très personnels et une histoire familiale.
La famille étant le premier des lieux de formation, les collections Focillon-Baltrusaitis nous proposent un enseignement d’histoire de l’art de première importance. Accumulés sur plusieurs générations, les objets d’art qu’elles rassemblent font le récit d’héritages, d’amitiés et de voyages, tout en donnant l’image d’une vision du monde propre au XXe siècle. Reflets d’esprits curieux et d’une histoire cosmopolite qui se partage entre la France, la Lituanie, les États-Unis et la Russie, ces collections n’ont rien de figé et nous permettent de voir si ce n’est la vie des formes, du moins celle, intense, à la fois intellectuelle et artistique. Henri Focillon (1881-1943) n’a jamais caché l’influence du travail d’aquafortiste de son père, Victor Focillon (1849-1918), sur sa réflexion. D’abord parce qu’à l’époque, la gravure – et plus particulièrement la gravure d’interprétation, bien représentée dans la vente – permet la circulation des images et des œuvres, et se révèle donc fondamentale dans le travail de l’historien d’art ; ensuite, par la technique et les gestes qui le marquent durablement. Henri Focillon la considère comme le moyen privilégié des «visionnaires», tel Piranèse à qui il dédie sa thèse et que l’on peut retrouver au catalogue à travers un ensemble de vues de Rome et de ses fameuses Carceri (entre 80 et 500 € chaque). Les jeux de lumière contrastés permettent à l’artiste de donner forme à des architectures fantastiques et «aux domaines les plus mystérieux de la rêverie humaine». L’attention qu’il portera toute sa vie à la gravure, jusqu’à collaborer en 1928 avec Georges Gobo pour une étude dédiée à la montagne Sainte-Geneviève, s’inscrit dans sa pensée de l’intelligence manuelle. Après avoir lu L’Éloge de la main (1934), la célébrant comme outil pratique, artistique et même spirituel, comment s’étonner qu’il ait lui-même dessiné (La Cathédrale de Chartres, 300/500 €, East Rock, 150/200 €, etc.) ? S’il a toujours exercé en amateur, il ne faut pas considérer ces exercices réguliers à la légère, mais plutôt comme un contrepoint où les mains peuvent permettre à l’homme de «prendre contact avec la dureté de la pensée». Cet exercice permet de suivre les déplacements de l’historien en France ou aux États-Unis, mais aussi d’adopter son regard sur les objets de sa propre collection, comme le plâtre de Rodin, Deux bacchantes s’enlaçant ou La Faunesse et la nature ou La Nature, estimé 30 000/50 000 €.
Focillon, soutien de Rodin
Si Victor Focillon a pu entretenir des échanges amicaux avec Monet et Vuillard, c’est sans conteste l’amitié de Rodin qui retient l’attention dans cette vente, au travers de ce plâtre inédit et dédicacé. Plus qu’un ami, l’historien de l’art est aussi un soutien pour Rodin qui peine alors à trouver des souscripteurs pour le monument à Balzac. Représentative de la technique du maître, notre œuvre associe dans une composition unique deux figures autonomes autour d’un tertre. Une reconnaissance du musée Rodin et l’existence de dix autres exemplaires offerts à des amis et collectionneurs de prestige attestent des relations entre les deux hommes. L’influence de Rodin sur Henri Focillon se lit, elle, à plusieurs niveaux et sans doute dans un intérêt commun pour la figure de la cathédrale et le rapport de l’artiste à la matière. Nommé à la tête du musée des beaux-arts de Lyon de 1913 à 1924, Henri Focillon place en mai de cette dernière année L’Homme qui marche du sculpteur dans la cour de l’institution, avant de se consacrer à la recherche et à l’enseignement de l’art médiéval.
Du Japon à la Russie
En 1934, Henri Focillon publie à partir de ses recherches sur la sculpture romane La Vie des formes. Traduit en plusieurs langues, ce désormais classique de l'histoire de l’art a tendance à éclipser les autres travaux de l’intellectuel, mais conceptualise une approche formaliste qui marquera de nombreux élèves, ainsi que les travaux de Jurgis Baltrusaitis qui continueront son œuvre en droite ligne. Pour Focillon, une œuvre est d’abord un objet, une forme avant d’être un signe. Ouvrant la voie au Musée imaginaire de Malraux, il associe et compare différentes sculptures indépendamment de leurs situations géographiques pour analyser des persistances, et l’évolution, de formes comme sous un filtre généalogique. Déclarant que les «musées ne sont pas des réserves documentaires, des laboratoires, mais des milieux vivants», et conseillant même Le Corbusier sur ses projets en la matière, il est sans doute le premier à réfléchir à sa collection comme outil de travail et lieu de discussion – témoignage également d’un esprit curieux. Qu’il s’agisse d’estampes japonaises ou de miniatures persanes et chinoises, la diversité des collections Focillon-Baltrusaitis est le reflet direct des centres d’intérêt d’Henri Focillon et de Jurgis Baltrusaitis (1903-1988), qui ont écrit bien au-delà des limites de l’art occidental. Jurgis Baltrusaitis porte le même nom que son père (1873-1944) et hérite de ce poète symbolique lituanien une belle collection d’artistes russes des années 1920, dont une émouvante gouache dédicacée de Gontcharova, ici estimée 2 000/3 000 €. Alors que ses parents s’ingénient toute leur vie à faire le lien entre la Lituanie et la Russie, il baigne dans une culture faite de transferts et d’échanges. Héritier également par sa mère de la lignée de fabricants d’icônes Olovyanishnikov, qui s’illustra notamment auprès de la cour impériale russe – comme en témoigne une icône en vermeil et nacre figurant saint Nicolas, sainte Alexandra et saint Alexis par Kuzma Konov, attendue entre 60 000 et 80 000 € –, il saura se souvenir de ces précieux objets par l’attention qu’il prêtera aux techniques, ainsi que dans ses différentes publications consacrées à l’art des pays baltes. Arrivé à Paris pour étudier le théâtre, sa rencontre avec Henri Focillon, alors professeur d’histoire de l’art médiéval à la Sorbonne, va décider de la suite de son parcours et l’orienter vers l’histoire de l’art. Marqué par le style non dénué de poésie de son maître, et surtout par sa méthode, il continuera dans un premier temps ses recherches sur la Vie des formes avant de poursuivre ses propres investigations sur la notion de déformation. Henri Focillon se démarque au siècle dernier par sa manière de comprendre les différences culturelles, moins en fonction d’une géographie ou d’une race supposée que par système linguistique, et de rassembler ainsi les arts d’Italie, d’Espagne et de Roumanie sous le terme de «latinité». Polyglotte et sensible à cette façon d’appréhender les échanges culturels, Jurgis Baltrusaitis poursuit dans cette considération et prend note dans ses Perspectives dépravées de la manière dont les formes se transforment d’Orient en Occident, notamment par les arts décoratifs qu’il collectionne, des pièces d’orfèvrerie russe ou allemande. Les traubenpokal, ou «coupes en forme de grappe de raisin», que l’on retrouve dans cet ensemble (entre 1 500 et 3 000 €) et qui faisaient autrefois partie de l’apparat des princes ou des cabinets de curiosités, nous renseignent sur la façon dont l’historien pouvait mettre en regard un même motif, quel que soit le support, et ainsi parvenir à l’analyse célèbre qu’il propose du tableau d’Holbein, Les Ambassadeurs, en révélant l’anamorphose du crâne. Repris par Lacan ou par Lévi-Strauss, Jurgis Baltrusaitis a su poursuivre le travail d’Henri Focillon de façon très personnelle. La vente de leur double collection rappelle toutefois que l’histoire des formes ne s’arrête pas là.