Telle une ritournelle, les discussions budgétaires s’accompagnent cette année d’un énième débat sur la pertinence des dispositions fiscales liées au mécénat d’entreprise. Entre rééquilibrage, chasse aux sorcières ou fragilisation du système, de quoi la réforme est-elle donc synonyme ?
Il y avait une manière plus élégante de remercier les donateurs de Notre-Dame» : Guillaume Poitrinal, président de la Fondation du patrimoine, ne cache pas son mécontentement face aux annonces de rabot de la loi dite «Aillagon». Sans même attendre l’ouverture des discussions du projet de loi de finances pour 2020 au Parlement (depuis le 25 septembre), Gabriel Attal, secrétaire d’État auprès du ministre de l’Éducation nationale et de la Jeunesse, a jeté fin août un pavé dans la mare. Au programme pour 2021, la baisse de 60 à 40 % du taux de défiscalisation des entreprises pour les dons supérieurs à 2 millions d’euros, et la limitation de la défiscalisation des salaires en mécénat de compétences à hauteur de trois plafonds de la Sécurité sociale, soit environ 10 000 euros bruts par mois. Cette dernière mesure s’aligne sur les conditions de rémunération des dirigeants associatifs. «Ces annonces sont définitives et nécessaires pour ne pas rester dans le statu quo, nous explique le secrétaire d’État. Elles ont fait l’objet de plusieurs échanges tant avec les parlementaires qu’avec les associations qui bénéficient de la générosité des Français et des entreprises». Rien de surprenant donc. Certes, le premier semestre était prometteur : le gouvernement augmentait en janvier la capacité d’engagement des PME en relevant le plafond de déduction fiscale de leurs dons, puis excluait en juillet le mécénat des niches fiscales faisant l’objet de coupes. Mieux, en août, un ministère prenait enfin la responsabilité du dossier par le truchement de Gabriel Attal. Mais le rapport très critique de novembre 2018, dans lequel la Cour des comptes jugeait le dispositif fiscal du mécénat d’entreprise trop dispendieux pour les finances publiques, donnait le ton. Les efforts du Sénat en faveur d’un débat constructif (création d’un groupe de travail l’an passé, colloque le 9 septembre dernier) n’auront pas suffi. «Je trouve ces remises en cause tout à fait inappropriées et injustes, regrette Jean-Jacques Aillagon. Cette loi affirme que le corps social a une responsabilité dans l’intérêt général, responsabilité que l’État consacre en laissant chacun libre d’orienter une partie de son impôt.» Réfutant une remise en cause globale du système, le gouvernement cible soixante-dix-huit grandes entreprises. Si le ridicule ne tue pas, la schizophrénie non plus : à l’heure de l’annonce, fin août, du coup de frein donné à l’engagement de ces firmes, Emmanuel Macron, alors au G7 de Biarritz, en appelait à leurs PDG pour se mobiliser contre les inégalités… L’argument reste comptable. Par cette réforme, l’État espère réduire de 80 millions d’euros la dépense fiscale annuelle. «Le risque est que l’économie attendue ne soit pas au rendez-vous, explique Albéric de Montgolfier, rapporteur général de la commission des finances du Sénat. Quand Bercy procède à un chiffrage, il est fait comme si les acteurs ne changeaient pas leur comportement. Les entreprises passeront leurs gros mécénats en frais de promotion. L’économie ne sera donc pas certaine, mais la baisse de la générosité, oui». Laurence de Nervaux, responsable de l’Observatoire de la philanthropie de la Fondation de France, surenchérit : «Le mécénat génère une productivité sociale, un effet de levier bien supérieur au montant de la dépense fiscale. Il ne faut pas sous-estimer le fruit du dialogue entre des mondes qui ne se seraient jamais parlé autrement». «Malgré la chute du soutien public, analyse quant à lui Laurent Bayle, président de la Philharmonie de Paris, l’État continue à exiger des résultats conditionnant la reconduction ou la baisse minimale des subventions. Il y a quinze ans, les critères étaient qualitatifs et artistiques, alors qu’aujourd’hui ils sont sociaux. Mais ces actions n’existeraient pas sans le soutien du mécénat.» Outre l’oubli du rôle sociétal de ce dernier, sa vision strictement comptable est mal calculée par Bercy. Selon la Fondation du patrimoine, 60 % du don lui revient directement par le biais des prélèvements obligatoires (TVA, charges salariales des entreprises…). «L’État prend le problème à l’envers. Il voit l’absence de rentrée fiscale plutôt que ce qu’il ne devra pas financer, et donc ne pas imposer au citoyen. Il y a encore tout un travail pédagogique à faire», estime Xavier Debendère, cofondateur du cabinet-conseil Aldus Leaf. Dans ses calculs d’apothicaire, le gouvernement omet également la confusion que peut créer une complexification du dispositif actuel. «Le système était simple… Rajouter un taux à partir d’un certain montant, à l’exclusion des associations concernées par la loi Coluche, fait perdre en lisibilité et donc en image. On craint une baisse des dons. Avec 57 % du budget du mécénat, les grandes entreprises sont la locomotive. Par leur capacité à prendre des risques, elles permettent l’innovation sociale», rappelle Sylvaine Parriaux, déléguée générale d’Admical (Association pour le développement du mécénat industriel et commercial). À cela s’ajoute l’accroissement de l’instabilité fiscale. «Les entreprises ont besoin de visibilité, de confiance et de stabilité. La maladie française, c’est moins le taux d’imposition élevé que l’instabilité fiscale et légale», remarque Albéric de Montgolfier. Le passage au prélèvement à la source et le changement de l’ISF en IFI ont conduit à une baisse de 4,2 % des dons sur l’année 2018, avec par endroits des chutes dramatiques, comme l’effondrement de 70 % des dons au titre de l’ISF à la Fondation du Patrimoine. Son président, issu du milieu entrepreneurial, rappelle également qu’«un plafond pour une entreprise est toujours une limite. Le seuil de 2 millions d’euros est le signal, certes uniquement marketing mais véritable, qu’il y a un maximum. Ce sera dramatique».
Les maux de la culture
Certains acteurs philanthropiques constatent déjà une baisse des dons des grands donateurs, atteints par le climat de suspicion à leur égard. «La motivation se tarit. Les Français voient des riches qui défiscalisent et non des gens qui donnent. La philanthropie est menacée aujourd’hui alors qu’elle était en plein boom, se lamente Xavier Debendère. Notre-Dame, où les donateurs ont été pris pour cible, a conforté les prises de décision du gouvernement. On se trompe de combat. Il vaudrait mieux saluer ceux qui ne défiscalisent pas plutôt que de condamner ceux qui donnent et utilisent la loi fiscale». De la fondation Louis Vuitton à Notre-Dame, le mécénat culturel cristallise les polémiques, au point d’ouvrir la boîte de Pandore : toutes les causes se valent-elles ? «La question d’un traitement différencié des secteurs soutenus va se poser, estime-t-on à l’Admical. Il y a déjà plusieurs exceptions, comme les dispositions sur les trésors nationaux ou la loi Coluche. Pourquoi pas d’autres ? » Sur la question supérieure de l’intérêt général, les acteurs concernés se refusent toutefois à l’angélisme. Les dérives sont là, et personne ne le nie. Quinze ans après sa promulgation, la loi Aillagon mérite un sérieux recadrage tant les pratiques en la matière ont évolué. «Ne faudrait-il pas, pour éviter les amalgames, que la loi s’interroge plutôt sur une entreprise qui engage une action avec sa propre fondation ?», s’enquiert Jean-Jacques Aillagon. Limiter les récipiendaires du mécénat plutôt que les donateurs est aussi la position de plusieurs organismes, dont la Fondation de France, qui plaide pour un resserrement du dispositif autour des instances reconnues d’utilité publique, gage de fiabilité et de solidité. Sur le fond, cela revient à interroger le périmètre de l’intérêt général, aujourd’hui très flou aux termes de la loi. Les contreparties participent aussi à la confusion des genres. «Il est important de poursuivre nos réflexions, en lien très étroit avec les associations, sur l’éthique du mécénat, nous indique Gabriel Attal. Je souhaite travailler aussi sur la question des contreparties pour améliorer continuellement le dispositif de déclaration et de contrôle afin de limiter les abus sans venir impacter lourdement les associations». L’instauration de l’obligation de déclaration des dons depuis janvier est un premier pas vers la transparence, de même que l’instance de régulation de l’Admical, créée cet automne. Trop timides pour le public, trop policiers pour les entreprises, ces débats résument le charme à la française : la quintessence de l’esprit paradoxal.