U million deux cent mille visiteurs. La puissance montrée pour l’exposition Chtchoukine frappe d’autant les esprits qu’elle contraste avec l’état exsangue du service public. La fondation Louis Vuitton n’aime pas parler chiffres, mais il serait question d’un budget oscillant entre 10 et 14 M€, selon les modes de calcul. Les collections nationales ne sont pas totalement étrangères à ce succès, puisque l’idée première en est née lorsque le musée Picasso a prêté un échantillon de son fonds à la Russie. Anne Baldassari a su s’en souvenir en faisant cet aller-retour entre le public et le privé, où elle a trouvé des moyens qu’aucune institution ne serait capable de supporter. 3 M€ auraient été promis aux musées de Moscou et Saint-Pétersbourg pour des développements consacrés à l’art contemporain. Un tel déménagement garde-t-il encore un sens, avec les risques qu’il comporte pour des œuvres fragiles comme celles de Matisse ? Toutes les précautions ont été prises, restauration incluse. Il a fallu quarante convois, certains passant par le Golfe, pour faire venir ces chefs-d’œuvre, sans parler des coûts d’assurance. Pour Jean-Paul Claverie, éloquent conseiller de Bernard Arnault, ancien du cabinet de Jack Lang, un tel méta-projet n’en demeure pas moins «une aventure», avec sa prise de risque. La fondation a contribué à attirer l’attention sur la France, à un moment de recul du tourisme, en refaisant vivre l’esprit du Paris des débuts du XXe siècle, où Sergueï Chtchoukine est venu rassembler ces trésors et où il a fini ses jours. À ses yeux, elle est restée fidèle à sa mission d’origine, qui consiste à combiner des expositions internationales et des manifestations contemporaines, dont la prochaine porte sur l’Afrique. C’est ce qu’il appelle «le balancier des passionnés».
On avait quand même en tête cette démesure quand on s’est rendu à Venise pour le vernissage de l’exposition gargantuesque de Damien Hirst, alignant cent quatre-vingts œuvres, dont plusieurs gigantesques. Non loin, plus au calme, Daniela Ferretti nous a ouvert les portes du palazzo Fortuny, endroit magique légué à la Ville par la veuve du peintre et décorateur. Le budget de fonctionnement se monte à 40 000 €. Cette personnalité, qui ne se départ jamais de son élégance, prépare pour la Biennale une nouvelle édition du cabinet de curiosités imaginé depuis une décennie par le marchand Axel Vervoordt. Elle est en train de décrocher l’exposition de Jean Clair sur le fourmillement artistique de Venise à travers la dynastie des Cadorin. Depuis dix ans, elle a tenu maintes expositions autour de la vie et de l’œuvre de Mariano Fortuny, auquel le palais Galliera va consacrer une rétrospective. Grâce aux mécénats, elle a pu restaurer la maquette de son projet d’Opéra pour Bayreuth et celle du Théâtre de la fête, censé accueillir dix mille personnes sur l’esplanade des Invalides, dont l’ambition s’est évanouie quand son concepteur, Gabriele d’Annunzio, dut s’enfuir, une nouvelle fois, pour dettes. Chaque jour est une lutte, pour obtenir un prêt ou surmonter la déception d’un refus. Le budget maximal qu’elle a pu mettre dans une exposition dépasse à peine les 200 000 €, soit à peu près le montant de l’honoraire versé pour le seul commissariat de l’exposition Chtchoukine. On aimerait penser que tous ces lieux et acteurs sont réunis dans un même monde.
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