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Exploitation des œuvres d'art et domaine public

Publié le , par Ariane Fusco-Vigné

Qu’est-ce que le domaine public en matière de droits d’auteur ? Le principe de liberté et de gratuité d’exploitation, qu’il sous-tend, est-il absolu ? Mise au point.

  Exploitation des œuvres d'art et domaine public
 
© Nicolas Vial

L’expression «domaine public» résonne comme une formule magique car généralement associée au principe de liberté et de gratuité d’exploitation d’une œuvre. On parle d’ailleurs d’œuvre «tombée» dans le domaine public, expression qui illustre bien le changement radical de statut subi par l’œuvre. L’apparente simplicité suscitée par l’appartenance d’une œuvre au domaine public du droit d’auteur est toutefois trompeuse. Ce régime doit en effet être manié avec précaution compte tenu, notamment, des subtilités du droit d’auteur et de la puissance du droit de propriété. Un artiste est titulaire sa vie durant d’un droit patrimonial lui conférant le droit exclusif d’autoriser l’exploitation de son œuvre et d’en négocier le prix. À son décès, ce droit patrimonial, qui peut constituer selon sa notoriété une source de revenus importante, est transmis à ses héritiers, qui vont pouvoir continuer à percevoir une rémunération au titre de l’exploitation de cette œuvre et ce, pendant une durée de soixante-dix années. Passé ce délai, ce droit s’éteint, c’est-à-dire que les héritiers de la première, voire seconde génération, ne pourront plus tirer profit de l’exploitation de cette œuvre. N’importe qui, en principe, pourra l’exploiter sans avoir à solliciter une quelconque autorisation auprès des héritiers de l’artiste ni à leur verser une rémunération. Aussi, contrairement au droit de propriété classique, qui est perpétuel, le droit patrimonial conféré à un artiste puis à ses héritiers est limité dans le temps, fruit d’un équilibre entre le droit des artistes à voir leur travail de création rémunéré et celui du public à avoir accès au patrimoine culturel.
Survivance du droit moral
Les subtilités du droit d’auteur viennent toutefois limiter l’absolutisme apparent de ce régime. L’usage du droit moral par les héritiers d’un artiste peut en effet aboutir à reconstituer un droit privatif sur l’œuvre. Le droit moral est une prérogative de l’artiste qui lui permet, entre autres, de s’opposer à toute altération ou modification susceptible de dénaturer ses créations. Si ce droit se transmet, comme le droit patrimonial, à ses héritiers, il est lui perpétuel, c’est-à-dire qu’il se transmet de génération en génération sans limitation de temps. En d’autres termes, le droit moral survit au droit patrimonial. Aussi, dans le cas de figure d’un musée souhaitant valoriser sa collection d’œuvres d’art par la commercialisation de produits dérivés, il sera vivement conseillé de solliciter auprès des héritiers une autorisation d’exploitation, compte tenu des éventuelles altérations apportées par la reproduction envisagée (recadrage, réduction de format, etc.) et le support choisi (foulard, tasse, etc.). Il est donc fréquent, alors que l’œuvre est dans le domaine public, de devoir se rapprocher des héritiers d’un artiste pour être autorisé à effectuer certaines exploitations dès lors que ces dernières sont susceptibles de porter atteinte à son droit moral. Cette prise de contact aux fins d’obtention d’une autorisation d’exploitation pourra être le prétexte, pour les héritiers, de la monnayer. Nous sommes donc bien loin du principe de liberté et gratuité d’exploitation. Le risque encouru ? Une action en contrefaçon, comme le rappelle une jurisprudence récente (arrêt du 25 octobre 2016) relative à la reproduction par surmoulage de bronzes d’Auguste Rodin, décédé en 1917, non réalisée à partir d’un modèle créé par l’artiste : «Toute altération ou modification d’une œuvre originale non autorisée par son auteur est susceptible de constituer un délit pénal de contrefaçon.»
Découvertes d’opportunité
Le périmètre de ce domaine public peut également être malmené par la propension humaine à préserver ses privilèges. C’est ce qu’illustre la récente affaire relative à l’œuvre du Journal d’Anne Frank, pour laquelle a plané en 2016 une incertitude quant à son appartenance au domaine public. Pour en comprendre les enjeux, rappelons que, lorsque plusieurs artistes participent à la création d’une œuvre, le délai de soixante-dix ans au-delà duquel celle-ci tombe dans le domaine public court à compter du décès du dernier cocréateur. Par exemple, dans l’hypothèse d’une œuvre créée par deux artistes, l’un en 1970 et l’autre en 1990, le délai de soixante-dix ans courra à compter de 1990. L’œuvre à laquelle auront collaboré ces deux artistes tombera donc dans le domaine public en 2060. Or, dans l’«affaire Anne Frank», il a été affirmé que le père d’Anne avait également collaboré à l’écriture du journal. Ce dernier étant décédé en 1980, l’œuvre devrait donc être encore protégée par un droit d’auteur. Le schéma est identique dans l’affaire du Boléro, œuvre composée par Maurice Ravel. Il a été découvert in extremis, en 2016, un coauteur ayant concouru à l’écriture de la partition, Alexandre Benois, décédé plus tardivement que Ravel. Ces découvertes d’opportunité peuvent ainsi, sous réserve de leur bien fondé, permettre de proroger le délai de protection des œuvres et retarder leur entrée dans le domaine public.
Droit de propriété
Aux subtilités du droit d’auteur s’ajoutent celles tenant à la puissance du droit de propriété du propriétaire d’une œuvre d’art : lorsqu’une personne achète une œuvre d’art, si les droits d’auteur sur cette œuvre restent la propriété exclusive de l’artiste, elle acquiert toutefois le support de cette œuvre (la toile, le fichier numérique, etc.), sur lequel elle va exercer, comme pour n’importe quel bien, un droit de propriété illimité dans le temps. Il existera donc sur cette œuvre deux titulaires de droits : l’artiste et le propriétaire du support. Ainsi, quand bien même les droits d’auteur seraient tombés dans le domaine public, le droit de propriété, lui, est toujours bien vivant, posant un problème pratique concret : celui de l’accès à l’œuvre. Vous souhaitez par exemple écrire un ouvrage illustré sur un artiste dont les œuvres sont dans le domaine public. Pour cela, encore faut-il pouvoir accéder à ces œuvres pour pouvoir les photographier. Or, le propriétaire de l’œuvre un musée, un collectionneur, un particulier pourra faire obstacle à ce projet en refusant l’accès à l’œuvre et/ou en le négociant. La maîtrise physique du support peut donc constituer un obstacle au principe de libre exploitation d’une œuvre tombée dans le domaine public. Lorsque le propriétaire est une personne privée, son refus pourrait en décourager plus d’un et se résoudre pour les plus vaillants, devant les tribunaux, sur le fondement d’un éventuel abus de droit. Lorsqu’il s’agit d’une personne publique, ce refus est désormais légitimé. Depuis 2012, le Conseil d’État estime en effet que «la prise de vue d’œuvres appartenant aux collections d’un musée public, à des fins de commercialisation (…) doit être regardée comme une utilisation privative du domaine public mobilier impliquant la nécessité, pour celui qui entend y procéder, d’obtenir une autorisation (…)». Les musées ont donc la possibilité de refuser et donc de monnayer l’accès à l’une de leurs œuvres, quand bien même celle-ci serait tombée dans le domaine public du droit d’auteur. La prévalence du droit administratif sur les principes du droit d‘auteur vient donc relativiser le principe du domaine public en droit d’auteur. Pourtant, le service public culturel aurait dû être exclusif de tout caractère commercial, mais la loi du marché s’est subrepticement immiscée dans cet espace, parfois à juste titre, compte tenu des problématiques cruciales de conservation, de préservation, de valorisation et de sécurité auxquelles sont confrontées les institutions muséales. Le domaine public en droit d’auteur se réduit donc à peau de chagrin, grignoté paradoxalement par la question complexe de la préservation et de l’accès aux œuvres de notre patrimoine culturel.

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