Directeur général de l’entreprise de soie Jim Thomson, ce souriant collectionneur a ouvert en Thaïlande, avec son beau-père Jean-Michel Beurdeley, le musée Maiiam, vitrine de l’art contemporain régional.
Vous avez une histoire familiale et un parcours plutôt singuliers…
Mon père est américain, il est parti vivre en Thaïlande en 1962, il y a rencontré ma mère, Patsri Bunnag, qui plus tard s’est remariée avec Jean-Michel Beurdeley. J’ai grandi à Paris avec mon beau-père, il tenait une galerie d’antiquités et d’art chinois, à Saint-Germain-des-Prés. J’ai eu la chance de grandir dans cette famille qui m’a donné le goût pour l’art ! Après mes études aux États-Unis, je suis retourné en Thaïlande, à un moment où beaucoup de choses bougeaient sur la scène artistique.
À quel niveau plus précisément ?
Je pensais rester en France travailler avec mon beau-père, mais en 1992, quand je suis arrivé en Thaïlande, c’était le grand boom, et je suis resté. Les banques avaient besoin de gens parlant à la fois l’anglais et le thaï. Je pouvais traduire, téléphoner aux clients de Londres jusqu’à Hong Kong, et leur donner des informations pour acheter et vendre des actions à la bourse thaïe. C’était avant Internet ! L’index boursier se situait autour de 300. En deux ans, il est passé à 1 700 !
La situation a évolué entretemps…
Tout à coup, en 1997, la crise asiatique est arrivée. Les investisseurs ont été confrontés à une bulle et la monnaie thaï, alignée sur le dollar, s’est effondrée. Cela a eu des répercussions sur le monde de l’art. Les galeristes ont fermé. Les artistes ont souffert. Mais d’autres espaces plus underground ont alors ouvert face à ces difficultés. C’était très intéressant pour l’art contemporain. Beaucoup de gens commençaient à en acheter pour décorer leur maison, après avoir acheté montres, sacs Hermès, voitures, etc. Les galeries étaient dans un coin entre un show-room BMW et un wine bar…
Peut-on dire que la crise a été salutaire ?
En effet, finalement, la crise a fait du bien ! Elle a duré six à sept ans. Les artistes avaient un budget moins important et ont sans doute réalisé des choses plus intéressantes grâce ou à cause de cette situation. C’est une période où beaucoup d’entre eux ont commencé à expérimenter, à rejeter l’éducation traditionnelle alors en vogue. Certains sont partis en résidence à l’étranger, pour étudier, et sont revenus avec des idées plus controversées en Thaïlande. J’ai effectué mon retour au bon moment et j’ai rencontré des artistes de mon âge, on s’est beaucoup amusé ! J’ai alors commencé à collectionner, vers 1992 avec mon beau-père qui, lui, s’est lancé sérieusement en 1997.
En 2016, vous avez ouvert un musée privé dans le nord du pays, à Chiang Mai. Pourquoi cette ville et pas la capitale ?
En Thaïlande, tout se passe à Bangkok, les affaires, la politique, les décisions y sont prises pour tout le pays. Depuis trente ans, beaucoup d’artistes de la capitale sont allés s’établir à Chiang Mai, siège d’une université moins conservatrice, avec également quelques galeries et collectionneurs, mais aussi des poètes, des écrivains qui s’y sont installés. C’est un endroit plus «cool». Nous avons étudié d’autres villes, mais nous souhaitions un endroit où les étrangers passent et viennent découvrir l’art contemporain. Pour notre musée, nous avons opté pour une démarche architecturale simple et rapide : de grands entrepôts pour accrocher nos œuvres d’art.
Avez-vous reçu un soutien public ?
C’est un musée totalement privé, sans apport des institutions, ce qui est peut-être une chance : si le gouvernement nous avait aidés, il aurait certainement demandé un droit de regard sur ce que nous montrons. Là, nous pouvons décider de tout. Les soldats de la région viennent voir ce que nous exposons, à chaque fois. Nous avons organisé des expositions, qui, je crois, ne pourraient pas être montées à Bangkok. Les trois provinces du sud de la Thaïlande, dotées d’une frontière avec la Malaisie, ancien sultanat, sont musulmanes à 85-90 %, alors que le reste du pays est bouddhiste à 90 %. Ces trois entités ont toujours été un peu à part, avec un mouvement séparatiste. Nous avons exposé les artistes de cette région, qui expriment leurs problèmes de tous les jours, les check-points, l’interdiction de parler la langue locale, ancestrale, à l’école…
Selon vous, la scène artistique du pays n’était pas assez défendue ?
Il existe cinq ou six galeries à Bangkok, où l’on peut voir les œuvres d’une poignée d’artistes. Sinon, il faut aller au Bangkok Art & Culture Centre, un centre d’art contemporain qui n’a pas de collection propre. L’une des raisons majeures qui nous a conduits à créer ce musée est justement qu’il n’y avait pas de lieu permanent ouvert pour exposer de l’art thaïlandais contemporain. Nous avons quant à nous un espace montrant une trentaine d’œuvres. C’est un small taste, une sélection de ce que nous avons aimé, pas un panorama complet.
Quels sont les artistes les mieux représentés dans cette collection ?
Au total, nous possédons près de 400 pièces, à 98 % des artistes thaïs, même si j’ai voyagé dans les pays voisins tels le Cambodge ou le Laos, et commencé à collectionner leur art. La génération la mieux représentée est celle des années 1990, qui a vraiment incarné la transition artistique, Montien Boonma en tête. La génération suivante a beaucoup de respect pour lui, il a eu une grande influence sur d’autres artistes. Nous avons aussi de nombreuses œuvres d’Araya Rasdjarmrearnsook, de Pinaree Sanpitak, de Navin Rawanchaikul, de Chatchai Puipia…
Existe-t-il une identité, une spécificité de la scène thaïe dans un monde globalisé, où les nationalités s'estompent ?
Je suis justement très sensible à cet engagement, au fait de réunir des œuvres avec une tonalité politique. Je m’intéresse beaucoup à la situation en Thaïlande, ainsi qu’aux visions critiques de la société, qui peuvent être un fil conducteur dans les choix que nous faisons avec mon beau-père. Ces dix dernières années ont été difficiles pour le pays, politiquement et économiquement.
Revendez-vous des œuvres ?
Je ne revends pas, mais un jour je serai peut-être amené à me séparer de quelques pièces pour que le musée existe toujours, si mon beau-père et moi n’étions plus là.
Avez-vous le sentiment d’avoir fait des émules en ouvrant ce lieu ?
Nous avons des amis qui ont collectionné en même temps, dans les années 1990, ils possèdent de très belles pièces. L’un d’entre eux devait ouvrir un musée à Bangkok, mais il a fait marche arrière. Il prête une pièce très importante de Montien Boonma à la National Gallery de Singapour. Le musée d’art moderne, près de l’aéroport, est privé, mais plus traditionnel.
La nouvelle Biennale de Bangkok, en 2018, a-t-elle donné une impulsion à l'art contemporain ?
Nous avons en réalité eu trois événements en 2018, la Bangkok Art Biennale, dont le financement provient d’une grande famille détenant le monopole de l’alcool dans le pays ; la Biennale de Thaïlande, organisée par le ministère de la Culture, à Krabi, et une dernière, plus underground. Cela a fait parler de nous ! La prochaine Biennale de Bangkok se tiendra à Korat, l’une des provinces les plus pauvres, peu touristique.
La programmation de votre musée est-elle uniquement dévolue à la scène sud-asiatique?
Nous organisons des expositions de longue durée, sur dix mois. Nous avons ouvert avec Apichatpong Weerasethakul [réalisateur et artiste, palme d’or à Cannes en 2010, ndlr]. Nous avons ensuite monté, entre autres, une exposition de groupe, à 95 % thaïlandaise, puis une autre d’artistes du Sud-Est asiatique avec l’exil comme thème. Pour la première fois, nous proposons jusqu’au 10 février 2020 l’exposition d’artiste occidentale, l’Espagnole Pilar Albarracín. Une «vraie» Andalouse de Séville, qui reprend les symboles de sa région. C’est aussi intéressant pour les Thaïlandais de voir une artiste femme. Je compte aussi l’emmener à la rencontre des populations musulmanes, la confrontation devrait être fructueuse.