Peut-on exister sur le marché des malles de luxe et lutter contre des Vuitton ou Hermès ? La jeune marque bordelaise démontre que oui, avec pour seuls credo la créativité, l’exigence et le sur-mesure.
La première chose qui frappe lorsque l’on entre dans l’atelier d’Ephtée, c’est l’odeur des cuirs et des colles. Ici, à quelques kilomètres de Bordeaux et au pied de la Garonne, on travaille à l’ancienne : la noblesse du geste et l’intelligence de la main pourraient en être les maîtres mots. Le coup de crayon n’a pas cédé la place à la création assistée par ordinateur ou à la conception en 3D, car pour son directeur, Franck Tressens, il est important de garder un rapport sensible à la matière et à l’imaginaire. Là réside sa force : faire rêver ses clients en s’attaquant à l’impossible et en créant des pièces sur mesure, entièrement personnalisées. Grâce à lui, on découvre que Vuitton, Hermès ou Goyard ne sont pas les seuls à créer des malles et que cette petite entreprise, composée de trois personnes, peut rivaliser avec ces maisons historiques au pouvoir financier incomparable. On ne peut qu’être admiratif du parcours de son fondateur, qui s’est fait une place dans le secteur du luxe de par le monde, et ce d’autant plus lorsqu’on apprend qu’en autodidacte il s’est lancé dans l’aventure par pure passion, et peut-être un peu par folie aussi.
Par amour des chaussures
Dans les années 1990, Franck Tressens travaille dans l’immobilier et s’y ennuie. Grand amateur de chaussures, il dessine des boîtes pour les ranger et pour y installer le matériel à cirer… jusqu’au jour où il passe à l’acte et en réalise une première. Certains de ses amis sont emballés, au point d’en commander une pour eux, puis les choses s’enchaînent comme par magie : il a l’opportunité d’exposer ses prototypes dans une boutique Church’s, à Toulouse. Le directeur de la marque responsable sur le territoire français saisit immédiatement l’originalité des pièces, et lui permet d’aborder des points auxquels il n’avait pas pensé : le prix et le temps pour en réaliser une certaine quantité. Franck réfléchit très vite et passe à la vitesse supérieure. Si Church’s s’intéresse à ses œuvres, c’est que d’autres le pourraient aussi ! Mais pour l’instant, il n’est pas encore organisé. Le destin lui donne un petit coup de pouce lorsqu’il reçoit un pécule, laissé par son père en héritage, lui permettant d’envisager une année sabbatique. Il quitte tout, son boulot et sa région, pour aller s’installer à Cenon et se lancer dans ce pari qui semble insensé à certains. Il se forme à la menuiserie, au travail du cuir, mais aussi à la photographie, à la vidéo, à l’informatique… «La Gazette Drouot a été responsable de ma créativité tant elle a formé mon goût et je m’y suis goinfré d’idées», glisse-t-il également. Alors, «tremblant de questions et de timidité», comme il le reconnaît aujourd’hui, il prend rendez-vous à Paris avec deux clients potentiels pour ses coffrets à chaussures et accessoires à cirage : Harel et Testoni. Ces deux rencontres aboutissent à deux commandes ! Sa fille s’en mêle et lui fait comprendre que ses malles doivent certainement intéresser d’autres personnes que lui. Après en avoir prêté une au Salon du mariage à Bordeaux, c’est au tour du directeur artistique de Façonnable d’être conquis. En une année, Franck Tressens a réalisé dix-sept malles. C’est ainsi qu’Ephtée est créée en 1998, dans l’urgence, transcrivant tout simplement phonétiquement ses initiales. Le succès des débuts cède la place, en 2011, à des difficultés : plus aucune commande ne tombe. Les huissiers le pressent, et il commence déjà à vendre certaines de ses machines alors que le rêve semble s’évanouir. «J’étais triste, car j’avais encore beaucoup de choses à dire et à faire», se souvient-il. Mais le destin s’en mêle : un matin pluvieux où il broie toutes les idées noires possibles et imaginables, le téléphone sonne. Au bout du fil, pas de banquier mécontent mais Rolls-Royce ! La compagnie à la sculpture féminine (Spirit of Ecstasy) trônant sur ses bouchons de radiateur veut une malle à service à thé pour le Salon de l’auto de Bruxelles. Regonflé à bloc, Franck reprend ses crayons et dessine une malle bien plus ambitieuse : «Elle se transforme en une table à pique-nique avec sets de table, couverts, vaisselle, verres et flacons de vin», décrit-il avec les yeux encore pétillants. «Chaque pièce est entièrement habillée de cuir et d’alcantara ; les ferrures sont en inox et les parties en bois en wengé massif. Elle comprend également deux sièges pliants en bois et cuir au design unique. Une autre malle, plus petite, renferme une chambre froide garnie de caviar, un rangement pour un cabas à provisions en cuir et alcantara.»
Repousser les limites du possible
Ces exemples illustrent l’esprit de la maison Ephtée : le dépassement, l’excellence, le raffinement. En un mot, les clés du luxe. Chaque client est une chance pour ouvrir le champ des possibles, et l’on sent que cela amuse son fondateur, tel un enfant qui lancerait un nouveau défi. Il a au fur et à mesure élargi la gamme de ses produits : du coffret à bijoux à la malle-bureau, en passant par la mallette de dégustation utilisée par Niels Arestrup dans le film de Gilles Legrand Tu seras mon fils (2011), une malle-dressing pour ranger les souliers d’un Russe propriétaire de club de foot anglais… et des réalisations plus modestes en taille, pour ranger les montres ou les bouteilles de vin. Sa dernière lubie ? Une malle-studio, haute de 160 centimètres et large de 100, dans laquelle on trouve une chambre pour deux personnes, un coin dressing, un espace bureau, mais aussi table, sièges, rangements, pour que la vie soit harmonieuse pendant ses voyages… du jamais vu ! Sa signature est désormais reconnaissable : des malles très classiques en extérieur, le garant d’une élégance intemporelle, tandis que les complications se découvrent à l’intérieur. Son niveau de rigueur se retrouve à toutes les étapes de la production : dans les gestes, dans la finition, dans le choix des peausseries, dans les ferrures sur mesure, avec une majorité de matières premières d’origine française. Chacune de ses malles, qu’elle fasse office de pièce, meuble, bureau, dressing, devient un objet unique qui prend une valeur patrimoniale et qui, il l’espère, sera transmise de génération en génération comme un bien appartenant à une famille. Certains de ses clients encadrent d’ailleurs le dessin de leur projet tant ces pièces sont ressenties comme des œuvres d’art. L’homme met son cœur et ses larmes dans cette aventure, consentant à beaucoup de sacrifices, qui sont largement récompensés : en 2013, Ephtée reçoit le label d’État Entreprise du patrimoine vivant (EPV), et son directeur est reconnu maître artisan malletier d’art. Il est l’un des derniers en France à maîtriser les techniques complexes de fabrication des malles de luxe ébénisterie, menuiserie, sellerie, maroquinerie, gainage, couture, tapisserie, serrurerie , mettant également en œuvre l’embossage création de relief sur cuir, procédé peu courant, et l’implantation de rangements secrets à l’intérieur de celles-ci. Généreux et conscient de la chance qu’il a, Franck Tressens transmet aussi son savoir-faire, pour que le métier perdure et que le rêve soit toujours possible.