Conservé en son entier durant plus d’un siècle, le mobilier d’une chambre à coucher signé du maître nancéien sera bientôt dispersé. Portrait de l’artiste en décorateur.
Son ami le critique et amateur d’art Roger Marx l’appelait «l’Homo triplex». Émile Gallé assumait en effet les fonctions de céramiste, verrier et ébéniste. Mais à ces trois facettes artistiques, il convient d’ajouter celles de décorateur et d’industriel. Cette vente du mobilier d’un château normand témoigne ainsi de sa capacité à créer un mobilier avec tous ses éléments décoratifs, à l’image des futurs ensembliers. Amateurs et spécialistes apprécieront d’autant plus la lecture de plusieurs lettres échangées entre Gallé et le commanditaire de ce mobilier, Henri Gaston de Bousquet de Florian (1866-1944). Ce magistrat avait été séduit par les créations du Nancéien lors de la célèbre exposition de l’école de Nancy au pavillon de Marsan, à Paris, organisée par l’Union centrale des arts décoratifs en mars 1903. Un homme connu au début de sa carrière de juge sert d’intermédiaire, Henry Hirsch. D’origine lorraine, ce dernier collectionnait les verreries de Gallé et commanda en 1904 le célèbre mobilier symboliste de chambre à coucher Aube et Crépuscule, l’une des dernières créations du Nancéien, considérée comme son testament artistique.
Cadeau de mariage
Tout comme son ami, notre commanditaire décide, à l’occasion de son mariage, de remeubler sa chambre à coucher d’Avignon, par la suite déménagée en Normandie et conservée jusqu’à ce jour par ses descendants. Le 29 juillet 1903, Gallé écrit : «Je suis vivement sensible à la confiance que vous me témoignez en vous adressant à moi dans cette circonstance pour vous préparer l’intérieur harmonieux d’une vie heureuse.» Monsieur de Bousquet de Florian avait d’ores et déjà été séduit par le lit aux Ombellifères et iris des marais, aujourd’hui annoncé à 25 000/30 000 €, mais le créateur attend d’autres commandes précises. Il suggère une toilette à glace et des tables de nuit dans le même modèle. Entrepreneur avisé, il propose également des «lampes à l’électricité, originales et pratiques, se posant ou descendant du plafond, pour permettre, au besoin, de lire au lit». Une toute nouvelle gamme de produits qu’il a lancée en 1902, conscient du potentiel esthétique des verres colorés transpercés de lumière. Le client se laissera tenter par une élégante lampe adoptant la forme d’un perce-neige, qui a fait la Une de la Gazette (n° 9, page 6), et par une paire d’appliques en verre doublé brillant, à décor d’abutillons, et armature en métal doré (4 000/6 000 €). Gallé conclut sa lettre en offrant de fournir également des tentures, étoffes ou papiers afin de recouvrir les murs, «faisant si bien valoir les bois marquetés». Au final, il livrera une vingtaine de meubles, objets de décoration ou verreries, présents lors de cette vente comme autant de symboles de la diversité de son talent.
L’apogée du naturalisme…
L’Ardent défenseur de l’art nouveau Roger Marx écrivait en 1903, dans le Bulletin des Sociétés artistiques de l’Est : «L’ameublement de chambre à coucher, dont le thème d’inspiration a été demandé à l’ombellifère, ne constitue pas seulement un ensemble capital dans l’œuvre d’Émile Gallé : il marque une date dans l’évolution du mobilier.» Si au cours des années 1900-1902, le Nancéien passionné de botanique exploite ce thème dans ses verreries, il l’adaptera plus largement au mobilier à partir de la chambre à coucher, réalisée en collaboration avec le dessinateur Auguste Herbst et le sculpteur Paul Holderbach, présentée en 1903 à l’Union centrale des arts décoratifs, au pavillon Marsan. En industriel prudent, comme le précise la directrice du musée de l’École de Nancy, Valérie Thomas (voir interview, page 17), «Gallé a déposé de plus, chez les Prud’hommes, plusieurs dessins de ce mobilier afin d’être protégé contre la copie. Une partie de ces dessins sont maintenant conservés au musée d’Orsay». Appelées également «berces des prés», les ombellifères se caractérisent par leurs fleurs, disposées comme des ombrelles. Elles poussent dans les régions froides de l’hémisphère Nord. La berce du Caucase, découverte près du mont Elbrous, en Géorgie, par Émile Levier et Stephan Sommier en 1880, est devenue l’un des symboles de l’école de Nancy. Féru de botanique depuis son enfance, Émile Gallé lui offre rapidement une place de choix dans son jardin, pour lequel il fait venir des espèces du monde entier. Il l’utilise pour la première fois en motif dans la partie basse de sa console Les Parfums d’autrefois, en 1894 (musée École de Nancy). Marquant l’apogée de ses recherches naturalistes, ce modèle voit la fleur s’épanouir sur toute la surface du meuble, tige et feuillages en définissant la structure, à l’image de l’étagère de notre ensemble, exposée à Paris en 1903 (9 000/12 000 €). «Et d’abord, la nature lui apporte [au décorateur] aujourd’hui des formes nouvelles», écrivait Émile Gallé. Ainsi, au-delà du décor, les meubles mais aussi les lampes et les vases prennent la forme de ces fleurs ou végétaux qui l’inspirent tant.
… et des innovations techniques
La véritable révolution formelle du modèle ombellifère s’accompagne aussi de la place primordiale accordée à la marqueterie. Présente sur chaque surface plane, elle impose une mise en page novatrice, inspirée de l’art japonais, avec une absence de perspective et une composition asymétrique que l’on retrouve notamment ici sur l’armoire aux ombelles (20 000/25 000 €). Amoureux du bois exotique ou local offrant des nuances infinies de couleur, Gallé apprécie particulièrement ce travail. Son atelier possédait ainsi près de six cents essences différentes. Artiste, mais aussi scientifique toujours en quête d’innovation, Émile Gallé devait donner un nouveau souffle à la verrerie en adaptant justement les techniques de la marqueterie et de la patine au verre, déposant plusieurs brevets en 1898. Ses recherches le portent également vers les variations de couleur, mais aussi les différentes techniques de décoration, notamment avec la gravure à la pointe, à la roue, à la molette ou à l’acide fluorhydrique. Apparu en 1889, ce dernier procédé, pratique et peu coûteux, est appliqué aux épreuves industrielles, tel le petit vase balustre en verre doublé marron sur fond jaune pâle, à décor de paysage lacustre, proposé autour de 500 €. On doit encore et entre autres à ce chercheur infatigable la superposition de deux ou trois couches de verre gravé, pour créer un verre «camée» offrant un décor en relief, à l’image de la suspension aux papillons d’Henri Gaston de Bousquet de Florian (3 000/5 000 €). Humaniste et philosophe, Gallé travaillait dans un but de partage et de diffusion : «Et ainsi la vie au vingtième siècle ne devra plus manquer de joie, d’art, ni de beauté»…