Issu du marché des curiosités, le métier d’antiquaire a pris son essor au XIXe siècle, à la disparition de l’Ancien Régime. Avec l’afflux d’objets d’art, le marché de l’occasion n’est alors plus réservé aux indigents.
Durant la Révolution française, la désinvolture à l’égard du mobilier ancien a incité à piller, détruire ou vendre les biens de la famille royale. Réalisés notamment par Georges Jacob, les meubles cassés servent alors à chauffer une troupe de sans-culottes stationnés sous les fenêtres des appartements de Marie-Antoinette… Mais les ventes aux enchères de ces trésors font le bonheur des marchands anglais, allemands et autrichiens. Ce soudain intérêt suscite alors l’attention des premiers curieux pour les vestiges de l’Ancien Régime, car la vente d’objets usés avait jusque-là coutume de s’effectuer dans le tumulte des colporteurs de rue. Les biffins et chiffonniers ont encore l’apanage de ce commerce de regrat et de récupération, au sein d’une communauté qui fait feu de tout bois, et même des boiseries de Versailles, afin d’en extraire d’infimes quantités d’or à partir des dorures d’ornementation. Progressivement, les guerres de l’Empire finissent par ruiner une partie de la classe nobiliaire, qui conserve son train de vie en vendant progressivement son patrimoine. Leurs biens sont le fruit d’un riche héritage familial et témoignent d’une éducation empreinte de culture, d’histoire et de voyages. Les pièces de luxe et raffinées côtoient celles marquées par les époques et les modes. Les nouveaux bourgeois découvrent cette idée du bel objet, dont la valeur est construite sur son ancienneté ou sa rareté. L’objet ancien envahit alors le quotidien d’une société habituée à une culture matérielle plus simple. Simultanément, les ambitions hygiénistes du préfet Poubelle imposent le tri et le ramassage des déchets domestiques, afin qu’ils ne soient plus abandonnés sur le trottoir. La profession des chiffonniers disparaît, alors que celle des chineurs s’organise.
Une quête d’honorabilité
La réussite incite ces nouveaux marchands à s’installer dans des échoppes de brocanteur, où le bric-à-brac s’entasse, suscitant la curiosité et la suspicion. Le plus grand nombre s’adapte à la demande et opère une quête d’honorabilité en devenant «marchands de curiosités». Ceux-là accèdent à un nouveau statut, d’une réputation plus respectable (Jean Bedel, Les puces sautent les siècles : du chiffonnier à l’antiquaire). En quelques décennies, le métier d’antiquaire se distingue en se spécialisant dans le commerce d’objets de valeur esthétique ou historique, nécessitant des soins particuliers et des réparations. Des arcades de l’Institut à la cour du Louvre, dans des centaines d’échoppes, collectionneurs et badauds marchandent sous la férule d’experts. Excitée à l’idée d’exhiber ces curiosités évoquant le souvenir du train de vie dispendieux de l’aristocratie, la clientèle achète frénétiquement le mobilier ancien. Ce nouveau phénomène suscite l’enthousiasme et devient progressivement une mode compulsive, quasi obsessionnelle. Elle touche toutes les classes sociales, qui voudraient s’enorgueillir de posséder la plus belle pièce. Leur enthousiasme provoque la naissance d’une conscience historique et stimule les appétences. Incontestable témoin de son temps, Daumier évoque ce nouveau phénomène de société et consacre une série de dessins aux acheteurs de curiosités : loin d’être les simples victimes d’une mode, ils sont la manifestation d’un engouement unanime.
« Antiquomaniaques », experts et faussaires
Sous la monarchie de Juillet, les Parisiens traficotent sur la place du Carrousel, qui ressemble à un immense marché aux puces. Les salles de vente de la rue Drouot sont ouvertes en 1852, et les commissaires-priseurs s’y regroupent en 1854. Cette soudaine «antiquomanie» est animée par des collectionneurs, des journalistes, des experts et des marchands. Mais en 1860, l’expert est avant tout un érudit amateur. Les plus reconnus sont des instituteurs, des rentiers, des hommes de médecine, de loi, d’affaires, qui possèdent de l’argent et du temps libre. Les vendeurs répondent à la demande en tentant de les convaincre d’acquérir pour quelques sous les dessins de Fragonard ou de Boucher, ou, pour 10 francs, des toiles de Watteau ou de Chardin, qui ne suscitent guère d’enthousiasme. Souvent par ignorance ou vanité, de nombreux bourgeois sont les victimes de marchands, également dupés à leur insu, qui acquièrent parfois sans esprit de spéculation mais animés d’une monomanie endémique. Parallèlement à cette collectionnite, les faussaires rivalisent d’ingéniosité et de candeur pour tromper le connaisseur. Les tribunaux et les journaux regorgent d’histoires invraisemblables, comme celle d’Alexandre Dumas. Pour parfaire son œuvre, à l’instar de Balzac et d’Hugo, l’homme de lettres met à profit sa récente fortune pour se distinguer en société. Épris de nouvelles aspirations, il crée sa collection, sous les éloges de collectionneurs avertis. Leurs murmures et leurs gazouillis enflamment Drouot à chaque apparition de l’écrivain, dont la présence stimule les acheteurs. Mais en 1883, dupé, lui aussi, par un faux Corot, il n’échappe pas au scandale. Cette passion dévorante conduit à certains excès dépassant a raison. Directeur du mont-de-piété à Rome, Giampietro Campana s’endette pour financer des fouilles et développer son immense collection. Ses malversations le mènent en prison, et ses œuvres sont saisies puis rachetées par la France grâce à Napoléon III. Ce dernier, grand amateur, n’hésite pas à chiner lui-même ses trésors, comme le font Édouard André ou Moïse de Camondo. Plus tard, la baronne Béatrice de Rothschild fait parvenir à Nice des œuvres qu’elle sélectionne par wagons entiers.
Les nouveaux princes de l'art
Le service de ces collectionneurs d’exception établit des relations de confiance uniques entre marchands et clients. Cette complicité élève une génération d’antiquaires au rang de princes de l’art. Leur éblouissante ascension est le gage de la qualité de leur honnêteté. L’ancienne échoppe s’efface ainsi devant la majestueuse boutique, dont la consécration résonne avec une adresse à proximité de la rue des Mathurins, de la place Vendôme ou dans le quartier de Saint-Germain, pour épater la galerie (Géraldine Adam, Le Métier d’antiquaire à la Belle Époque, mémoire de maîtrise, 2005). Le Tout-Paris de la finance et de l’aristocratie se presse dans leurs hôtels particuliers des beaux quartiers de la capitale. La magnificence des lieux égale celle auparavant réservée aux riches familles de banquiers. À l’intérieur, Joseph Duveen, Jacques Seligmann ou Nathan Wildenstein construisent leur notoriété et leurs dynasties, en organisant de prestigieuses réceptions et expositions afin d’afficher leur réussite. La synthèse de l’intelligente connivence qui unit collectionneur et antiquaire est à l’image de la plaisanterie échangée entre Seligmann et Camondo, lors de la réception à Versailles en l’honneur de Rockefeller, rapportée par Géraldine Adam : « Félicitations Jacques, je ne savais pas que vous veniez d’acheter Versailles ! Vous ne connaissez que la moitié de l’histoire. Ce que vous ignorez, c’est que je l’ai déjà revendu. »