Les événements sont revisités aux enchères sous le prisme des photographies de Claude Dityvon et des placards des Ateliers populaires, en écho à l’actualité des expositions. Un double regard…
Le 3 mai est historiquement retenu pour dater officiellement le début des événements de Mai 68. Ce n’est donc pas un hasard si Ader a choisi ce jour anniversaire pour organiser son «Spécial Mai 68» consacré aux affiches (voir Gazette n° 17, page 13), ces fameux placards qui, à défaut d’avoir été jetés, ont déposé tant de pavés dans la mare des institutions officielles. D’autres maisons de ventes, à Drouot cette fois, s’apprêtent à suivre la même voie. S’il n’est pas question ici de revenir sur les événements en eux-mêmes, l’occasion est tentante de regarder comment l’Hôtel Drouot et La Gazette ont vécu cette période de troubles. Dans sa publication du 26 avril de cette année-là, l’hebdomadaire mentionne simplement que «les ventes seront un peu moins nombreuses cette semaine à l’Hôtel en raison de la fermeture du mercredi 1er mai». Rien ne laisse entendre une quelconque autre raison… Et pour le vendredi 3, sont annoncés chez Mes Ader et Picard, «des objets d’art et d’ameublement des XVIIIe et XIXe siècles. Et parmi ceux-ci, signalons un ameublement de salon d’époque Empire […], ainsi que bon nombre de meubles du début du XIXe en placage d’acajou». Le même jour, «Mes Rheims et Laurin attireront les amateurs d’Extrême-Orient». Le lecteur averti reconnaîtra dans ces quelques lignes le style inimitable de La Gazette ! Les pages suivantes sont remplies d’annonces de ventes pour la semaine à venir.
Pas de pavés
Rien ne bouge non plus dans celle en date du 3 mai très précisément et le programme prévu est même plutôt dense : «de choix», écrit-on alors ! Il y a bien des affiches au menu du lundi 6, mais elles ont pour thématique le théâtre ou le cirque… Aucune allusion ne transparaît non plus dans la parution du 10 mai, qui prédit même une «excellente semaine en perspective à Drouot où les ventes se succèdent à un rythme accéléré». Le très attendu encadré de Gérald Schürr consacré aux «petits maîtres de la peinture, valeur de demain» révèle la beauté paisible des paysages de la Normandie. Pas de pavés, mais la plage à l’horizon. Le mois défile ainsi, invariablement, jusqu’au numéro du 24 mai où est inséré en page 3 un avertissement aux lecteurs : «La Gazette de l’Hôtel Drouot ne peut être expédiée cette semaine à ses fidèles abonnés. Dès la reprise du travail par les P.T.T., le présent numéro sera posté avec le suivant». Mes Ader et Picard suivent le mouvement et préfèrent surseoir aux vacations programmées. En fait, la prochaine Gazette ne paraîtra que le 14 juin et, en ouverture de celle-ci, l’éditorialiste fait un point nécessaire, disant avoir dû interrompre la sortie, mais sans explication, tout en précisant qu’«à l’exception de deux après-midi, l’hôtel est resté ouvert. Si les ventes judiciaires ont été supprimées, les ventes volontaires ont été maintenues tout au long des jours de crise». Et ajoute qu’à ce stade, deux constatations s’imposent : «- le public est venu, - les objets se sont bien vendus.» Un satisfecit en forme de Veni, vedi, vici. Mais «rendons à César» : en 1968, La Gazette avait déjà fait sa petite révolution… et n’avait pas attendu le mois de mai pour cela. Le 19 janvier, elle prenait un nouveau visage pour «rester au service de ses lecteurs», car précisait-elle, «il est difficile aujourd’hui d’apporter l’information, aussi complète soit-elle, en négligeant le commentaire». Pionnière Gazette ! Jubilé oblige, ce numéro consacre avec plaisir son Événement aux images nées en ce mois de mai 1968…
Un auteur photographique
C’est l’histoire d’un homme, Claude Dityvon (1937-2008), venu à la photographie presque par hasard et auquel une vente aux enchères est consacrée. Soit deux cent cinquante images proposées par son épouse et développées par lui. «Je tiens à conserver le plaisir tactile du tirage, prolongation de la fulgurance de la prise de vue», disait ce Rochelais, reconnu par ses pairs. Un personnage que l’on découvre ici par l’ensemble de son travail. Parmi celui-ci, soixante-huit photos forcément racontent les événements de Mai à Paris (est. de 400 à 2 000 €). Les autres témoignent de ses thèmes de prédilection : les mineurs de Lens en 1976, une campagne de pêche en Bretagne, les fenaisons en Corrèze et dans les Pyrénées, la catastrophe de la marée noire due au naufrage de l’Amoco Cadiz en 1978, le chantier des péniches à La Bassée, dans le Nord… Autant d’images montrées à l’époque dans de trop rares expositions, malgré le prix Niepce qui lui est attribué en 1970. Claude Dityvon souhaitait imposer son travail d’auteur. En 1968, le photographe raconte à sa façon, avec délicatesse, les événements qui vont enflammer la France. Pour son jeune confrère de l’époque, Bernard Perrine, «il est avec Gilles Caron celui qui en a réalisé les meilleures images». Libre et solitaire «Je ne veux appartenir à aucune catégorie», aimait-il rappeler , Dityvon bâtit une œuvre sans parti pris, sensible, poétique, presque envoûtante. Il va se servir de Mai 68 pour «écrire son événement». Leica en bandoulière un cadeau de son épouse , cet ancien peintre en bâtiment féru de littérature, d’expressionnisme allemand et de jazz, livre ses premières images en 1967 : les bidonvilles de La Courneuve, un montreur d’ours romanichel… Des documentaires, mais plutôt à la manière d’un Michelangelo Antonioni pour le cinéma. «Je voulais m’engager à écrire une longue fresque sur l’homme et son quotidien, tenter de saisir ses harmonies secrètes.»
Toutes les audaces photographiques
Au printemps 1968, la France du général de Gaulle se soulève. Le mois de mai gronde. Claude Dityvon foule le pavé parisien. Il voit et saisit «le silence suspendu entre deux notes», comme il aimait à le dire. À la différence de Gilles Caron et de Bruno Barbey, reporters pour les agences Gamma et Magnum, il travaille en indépendant. «Il est dans sa propre émotion, il observe, il ressent, il patiente parfois longtemps jusqu’à ce que la photo vienne à lui. Dans un climat en pleine effusion, il est libre, il se permet toutes les audaces et photographie sans aucune contrainte», s’enthousiasme l’expert de la vente Christophe Goeury. Ici un CRS aux allures de martien avec son casque entouré d’un halo, là un étudiant assis au milieu d’une rue face à des ombres sortant de la brume, un jeune homme portant dans ses bras une jeune femme blessée, son sac à la main, ou encore deux policiers, tels des pantins, au pied de l’imposante façade de la Sorbonne occupée, un portrait de Daniel Cohn-Bendit presque rêveur… Extrêmement construites, les photographies de Claude Dityvon mettent en scène des silhouettes plus que des personnages, proches et lointains. Les cadrages sont pointus, les jeux d’ombre et de lumière parfaitement maîtrisés, le mouvement semble décomposé, le flou est savamment orchestré. «Il a fait son Mai 68 tel qu’il le sentait, très différent par rapport aux autres. Il ne s’est pas laissé porter par l’événement. C’est lui qui a fait l’image, ce n’est pas l’image qui a fait la photo», explique l’expert, qui n’hésite pas à parler de «poétique du regard». Pas un détail n’est laissé au hasard. Encore faut-il prendre le temps de regarder ces photographies qui feraient presque oublier la violence de Mai 68…
Une photothèque
Il faudra attendre 1988 pour qu’elles soient publiées, dans un ouvrage des éditions Camera Obscura, accompagnées de textes du chanteur Renaud. Depuis 2010, la bibliothèque universitaire d’Angers abrite la photothèque de Claude Dityvon. «La finesse de son regard, sa patience, sa modestie font de ses photos un moment unique, présent et invisible», révélait Catherine Deneuve, il y a quelques semaines, à propos de celui qui fut aussi photographe de tournage pour Les Cahiers du cinéma.
Les murs ont des affiches
Sans elles, le souvenir que l’on a de Mai 68 ne serait pas tout à fait le même. L’Hôtel Drouot se met au diapason avec la dispersion, le mercredi 16, de deux collections de grands classiques de cette période. Au menu, près de deux cent cinquante lots de sérigraphies, estimés entre 300 € et un millier, ainsi qu’une peinture sur calicot composée de quatre bandes verticales, Nous sommes le pouvoir (1 500/3 000 €). Le ton est donné ! Bien conservées, ces affiches sont munies du tampon de l’Atelier populaire de l’École des beaux-arts, où le premier exemplaire fut tiré le 14 mai 1968 (voir aussi le Décryptage, page 134). D’autres suivront bien sûr, réalisées par des artistes et des étudiants, à Paris puis en province, qui reprennent les mots d’ordre des différentes assemblées des universités et usines. François Ghys était alors étudiant en architecture à Paris. Aujourd’hui, à bientôt 70 ans, il se rappelle parfaitement la fièvre qui régnait au premier étage des Beaux-Arts. C’est là, du haut de ses 18 ans, qu’il a appris la sérigraphie. À l’exception de quelques exemplaires qu’il destine à ses enfants ou qu’il a déjà donnés, sa collection est intacte. Elle sort pour la dernière fois de ses cartons à dessins. «Le matin, on décidait ensemble, selon l’actualité, d’un sujet sur lequel il fallait intervenir ; des étudiants allaient chercher le papier journal chez des ouvriers imprimeurs, l’encre était celle d’une imprimerie», se souvient celui à qui l’on doit notamment la création du premier jeu-sculpture Dragon du parc de La Villette, en 1980. S’il a eu le sentiment d’être un «happy few» en 1968, il semble n’avoir aujourd’hui aucune nostalgie. «J’ai toujours eu le goût d’être là où il fallait être, même si je ne suis jamais allé sur les barricades. On n’avait aucune angoisse du futur, aucune conscience d’écrire l’histoire. La vie était belle !»