Au sein d’un espace d’exposition étendu et forte de son association récente avec le spécialiste de l'art contemporain Brett Gorvy, cette new-yorkaise d’adoption développe son activité. avec passion et exigence, dans la lignée des galeristes historiques.
Qu’est-ce qui a motivé votre association avec Brett Gorvy ?
Il a des qualités qui me sont chères, à commencer par un véritable amour de l’art. Quand il regarde un tableau, il regarde d’abord le tableau… Cette passion, ainsi que son éthique fantastique et ses talents de businessman, font de lui un véritable «homme de l’art».
Depuis quand le connaissez-vous ?
Nous sommes amis et collègues de travail depuis vingt ans, quand nous travaillions alors ensemble chez Christie’s. À mon départ, il est resté mon contact privilégié dans les maisons de ventes. Nous discutons de cette association depuis près de cinq ans. Cela s’est réalisé rapidement une fois la décision prise, mais c’était mûrement réfléchi.
Qu’est-ce que cela va changer pour la galerie ?
Notre équipe est passée de vingt-neuf à quarante personnes. Grâce à ces nombreux talents, nous allons pouvoir continuer notre travail ainsi que l’approfondir. Nous avons peut-être aussi une ambition plus grande parce que nous avons une plus importante force de travail. Notre ambition se porte principalement sur la qualité de ce que nous ferons : notre duo va se concentrer sur la valeur de la connaissance, de l’éthique et de la transparence. Notre désir est de continuer dans la voie que j’avais tracée, qui est de s’inscrire dans la tradition des grands galeristes, dans la lignée d’un Pierre Matisse, par exemple.
À quoi tient, selon vous, l’influence d’un marchand d’art ou d’une galerie ?
Un vrai galeriste est toujours à mi-chemin entre l’art advisor et la maison de ventes ou le marchand d’art. Regardez un galeriste comme Xavier Fourcade… Il agissait comme conseiller de ses clients. Je crois en l’importance de participer à la formation d’une collection, à la possibilité de parler avec le galeriste et de regarder des tableaux ensemble.
Les passerelles entre les maisons de ventes aux enchères et le secteur privé sont-elles plus nombreuses aujourd’hui ?
Non, il y a toujours eu des ponts. J’ai quitté le monde des maisons de ventes il y a dix-huit ans et j’ai toujours travaillé en étant proche de Christie’s et Sotheby’s dans le conseil à mes clients, les acquisitions et les ventes d’œuvres… On peut, comme certains marchands, refuser cet aspect ou, au contraire, et c’est mon cas, s’en servir et se rendre compte que ce sont des métiers différents mais avec une grande synergie. Si l’on tient à nos artistes et à nos clients, on ne peut pas ignorer la puissance des maisons de ventes.
On a assisté à une vague de départs dans les maisons de ventes aux enchères… Chez Sotheby’s, notamment dans les départements impressionnistes et art contemporain, mais aussi chez Christie’s avec le départ de Brett Gorvy. Comment interprétez-vous ce mouvement ?
Ces maisons sont parfois peu flexibles ou un peu lentes à s’adapter aux besoins des marchés ; elles oublient aussi quelquefois que l’art n’est pas seulement une marchandise… Mais ces départs sont surtout explicables par un changement de génération. Ces personnes ont passé quinze ou vingt ans dans une maison de ventes et passent naturellement à autre chose, comme Simon de Pury et tant d’autres avant eux. Ce n’est pas lié à la situation du marché.
La Lévy Gorvy Gallery a été lancée à San Francisco, avec la performance «Monotone-Silence Symphony» d’Yves Klein. Pourquoi cette ville ?
Quand j’étais chez Christie’s, c’est là que j’ai voyagé pour la première fois avec Brett Gorvy, mais c’est simplement une jolie coïncidence. Nous avons choisi San Francisco parce que c’est la ville américaine qui, à part la collection The Menil, s’est intéressée à Yves Klein en premier, grâce à Phyllis Wattis, une admirable femme, qui a été un des plus grands donneurs du SF MoMA. La ville compte aussi nombre de très grands collectionneurs avec qui nous travaillons depuis longtemps séparément, et qui avaient envie de nous voir comme un duo.
J’ai cru comprendre que vous aviez déjà inauguré la galerie de New York avec cette symphonie jouée à l’église presbytérienne de Madison Avenue en septembre 2013. Que symbolise cette œuvre pour vous ?
Recréer cette performance était un moment extraordinaire auquel mille sept cents personnes ont assisté, réunis dans la cathédrale Grace de San Francisco, enchantés par les quatre-vingts musiciens. Je pense que ces moments d’émotion sont indispensables dans nos métiers. La galerie attache beaucoup d’importance à sa programmation et à ce qu’il est possible d’offrir à nos collectionneurs dans un esprit expérimental. L’art n’est pas qu’un commerce, il peut changer le monde. Donc, oui, c’est à la fois la continuité et le redémarrage : nous avons ouvert et nous rouvrons un projet plus ambitieux, agrandi, avec la même performance.
Comment cette association va-t-elle vous situer sur le marché ?
Nous sommes la réunion de deux forces complémentaires et cela donne à nos clients une qualité d’accès, de services et une qualité transactionnelle assez uniques. Ce qui va vraiment changer c’est que Brett Gorvy, étant responsable de la pénétration du marché chinois pour Christie’s, se rend très régulièrement en Chine. Dans les douze prochains mois, nous ouvrirons probablement quelque chose dans ce pays.
Votre galerie s’est également considérablement agrandie en investissant tout l’immeuble de Madison Avenue, que vous partagiez jusque-là avec la galerie Perrotin…
Oui, nous avons une surface d’exposition assez exceptionnelle en plein cœur de New York, qui nous donne la flexibilité magnifique de pouvoir organiser une, deux ou trois expositions simultanées, et nous permet de dédier un énorme espace à la recherche. Mais, à part ouvrir quelque chose qui ait du sens en Asie, nous n’avons pas l’intention de nous disperser en ouvrant partout, comme le font certaines galeries. Comme en mode, c’est ce qui différencie une marque comme Gap d’une maison de haute couture comme Hermès.
Pour la réouverture de la galerie, vous faites dialoguer les œuvres de Willem de Kooning et Zao Wou-ki. Pourriez-vous nous en dire plus sur cette rencontre au sommet ?
Nous avons réuni deux peintres qui ne se sont jamais rencontrés mais ont des trajectoires parallèles : tous deux ont été en rupture avec leurs traditions, la Chine pour Wou-ki et la Hollande pour de Kooning, et sont partis vers ce qui était pour eux un nouveau monde, à savoir l’Amérique et la France. Dans cette ouverture, ils ont développé un langage, une liberté, et sont devenus des peintres. Tous deux se sont libérés de la figuration et ont exploré l’abstraction. Nous avons trouvé beau, dans un moment où l’on parle partout de nation, de faire une recherche sur l’exil.
Le nom Wou-ki signifie «sans limite»… Et vous, est-ce que vous vous imposez certaines limites ?
Alors qu’il est essentiel pour les artistes de n’avoir aucune limite dans leur passion, nous, les marchands et galeristes, sommes tenus à l’extrême opposé. Nous devons nous imposer des contraintes et travailler à l’intérieur de celles-ci pour défendre et ancrer nos croyances. Quand on pense que tout est possible, on s’exprime un peu n’importe comment, comme un feu d’artifice. C’est très beau un moment, mais après, c’est fini. Notre discipline permet de donner aux artistes le meilleur support pour leur «sans limite» à eux. Je crois beaucoup aux limites, mais pas à celles du rêve ou de la création artistique.