De la peinture à l’état pur... L’art de Séraphine de Senlis, c’est à chaque fois un coup au cœur. Portrait d’une artiste élue des dieux.
Les toiles de Séraphine Louis, alias Séraphine de Senlis, sont rares sur le marché. Le hasard a pourtant voulu que ce Bouquet champêtre n’arrive que peu de temps après le record mondial – 106 050 euros frais compris –, établi pour ses Fleurs des champs le tout premier jour de décembre, à Paris (Tajan SVV). Une peinture inspirée – et indissociable d’une personnalité profondément attachante. Redécouverte en 2008, à la faveur de l’exposition organisée au musée Maillol à Paris et du film de Martin Provost sorti sur les écrans la même année, Séraphine illustre le talent à l’état de nature, fantasme de tous les peintres d’art brut du début du XXe siècle. Parfaite autodidacte, elle a connu une existence modeste, parfois misérable, à l’écart de toute vie sociale et culturelle. Orpheline très jeune, Séraphine est élevée par sa soeur ; d’abord bergère, ensuite enfermée durant vingt années dans un couvent, elle commence à faire des ménages chez de riches familles de la ville de Senlis, en 1901. Chaque centime qu’elle gagne, elle le dépense en toiles et en pigments. Elle fabrique elle-même ses propres couleurs aux teintes incroyables, dont elle gardait le secret. La peinture est son sacerdoce, sa mission divine. Elle peint sous la direction de «ses voix», son «inspiration vient d’en haut». Dans le petit appartement envahi par son matériel de peinture, elle travaille des nuits entières entourée de ses images pieuses – les seules oeuvres d’art qu’elle connaisse, avec les vitraux de la cathédrale gothique. Ses modèles ? La nature qui l’entoure, la lumière qui filtre dans les fleurs et le vent qui souffle dans les feuilles des arbres... L’oeuvre de Séraphine Louis aurait pu rester à jamais inconnu, si un marchand d’art n’avait décidé de s’éloigner de la frénésie parisienne pour venir se reposer dans l’Oise. Wilhelm Uhde est la rencontre d’exception. De la même façon qu’il avait su déceler tout le talent du jeune Pablo Picasso, celui aussi des peintres «naïfs» Henri Rousseau, Camille Vivin, André Bauchant et Camille Bombois, il a aussitôt perçu la force artistique des natures mortes de Séraphine.
Un prénom selon lui choisi par la destinée, la reliant aux séraphins, ces anges dispensateurs de lumière. Quand ce collectionneur allemand découvre chez un de ses voisins les fleurs peintes par la femme de ménage, sa surprise est de taille. Il achète toute la production de Séraphine et la montrera à ses amis galeristes parisiens. "À quoi bon continuer à peindre si une femme inculte peut réaliser des oeuvres aussi puissantes ?", s’écrira l’un d’eux. Uhde se bat pour ces artistes "primitifs modernes", qui révolutionnent l’art en offrant une vision parfaitement libre de toute tradition picturale. Un art populaire qui servira d’ailleurs de base à de nombreux mouvements avant-gardistes du XXe siècle. Grâce à l’aide financière du marchand, Séraphine va pouvoir peindre sur de plus grands formats.
Elle peut également enfin acheter du vernis pour protéger ses précieuses couleurs, et un plus grand logement. Malheureusement, la Première Guerre mondiale oblige Wilhelm Uhde à quitter la France et à abandonner sa prometteuse collection. Il ne reprendra contact avec l’artiste qu’en 1927, quelques années à peine avant la crise financière, qui l’empêchera à nouveau de continuer à la soutenir. Séraphine travaille plus que jamais, rêvant de chefs-d’oeuvre monumentaux et de leur gloire. "Elle s’adressait au ciel, aux nuages, aux arbres, aux fleurs des champs, à tous les êtres de la nature. Elle était directement en communication avec les puissances cosmiques", se souvenait Anne-Marie Uhde, la soeur de Wilhelm. Cette inspiration mystique se traduit dans des fleurs divinement illuminées d’une aura intérieure. Une frénésie qui se transformera en hystérie, avec l’abandon de ses rêves. L’internement mit fin à son obsession de peindre, la démence devait éteindre son souffle créateur.