Le seul – et premier – centre d’art contemporain d’envergure internationale bruxellois fête ses dix années d’existence. Rencontre avec son directeur-fondateur.
Le Wiels a bien failli ne jamais voir le jour. Pouvez-vous rappeler les principaux obstacles à son ouverture ?
La naissance du Wiels est intimement liée à une question de patrimoine à sauvegarder et à une destination à lui trouver. Le site qu’il occupe est en effet un ensemble remarquable de trois bâtiments, dont deux ont aujourd’hui une affectation, le troisième étant toujours à rénover. Il s’agit d’une ancienne et importante brasserie : celle de la famille Wielemans, d’où le nom de Wiels, construite dans un esprit moderniste par l’architecte bruxellois Adrien Blomme. Les difficultés que nous avons rencontrées sont assez fréquentes en Belgique. Une majorité politique favorable à notre projet a dû laisser la place à une majorité adverse. On nous a mis des bâtons dans les roues, ce qui est toujours à l’origine de la plupart des incertitudes et des hiatus dans la continuité des institutions. Les responsables politiques ne comprennent plus que l’on ne crée pas une institution pour les trois à cinq ans de leur mandat, mais que l’on s’inscrit dans le long terme. Encore actuellement, la Région bruxelloise s’investit trop peu, et seulement pour le caractère événementiel de l’art contemporain, pour sa communication à destination du tourisme national et international. C’est une fixation identitaire sur son passé glorieux qui est encore la règle, et qui est d’autant plus absurde que les scientifiques ont constaté que Bruxelles compte cinquante à soixante pour cent d’habitants d’origine étrangère. Notre travail est donc de nous ouvrir vers le monde, qui, dans notre optique, débute ici, dans notre quartier.
Il est vrai que vous êtes situé dans un secteur multiculturel…
En effet, nous sommes à la frontière de trois quartiers. L’un est plus résidentiel, et deux autres regroupent des Portugais, des gens de l’Europe de l’Est et du Maghreb. Une réalité que nous avons revendiquée dans notre première exposition, intitulée «Expats/Clandestines». Dix ans plus tard, elle aurait encore plus de crédibilité ! Il est bien connu que Bruxelles accueille les fonctionnaires de différentes organisations internationales, à commencer par l’Union européenne, mais qu’elle est aussi le lieu de passage d’innombrables clandestins voulant rejoindre le Royaume-Uni. Nous estimons donc que nous avons, en tant qu’institution culturelle, un important rôle socio-économique à jouer, mais pas seulement comme attraction de tourisme de masse. Nous intégrons dans nos missions une véritable mission sociale ; nous privilégions ainsi les emplois de personnes défavorisées, que nous formons aux postes de gardien ou de médiateur. Nous travaillons également avec des artistes orientant leurs pratiques vers des publics précarisés. Il ne s’agit pas de se limiter à des missions socioculturelles, mais d’avoir un véritable engagement dans la cité. Or, une fois de plus, cet engagement n’est pas suffisamment soutenu par les majorités politiques, qui préfèrent se lancer dans des projets plus événementiels plutôt que soutenir une institution, à la fois ancrée sur son territoire et qui a une reconnaissance internationale.
Vous avez également produit quelques expositions qui ont fait date.
Oui, à commencer en 2008 par celle de Mike Kelley, qui est devenue mythique parce que ce fut malheureusement l’une des dernières conçues par l’artiste. Imaginez que les trois étages du Wiels lui étaient consacrés ! Nous avons accueilli en 2010 celle de Francis Alÿs, qui a fait une étape chez nous entre la Tate Modern de Londres et le MoMA de New York. L’exposition Felix Gonzales-Torres, la même année, a également été une expérience inouïe, puisqu’elle a été modifiée par d’autres artistes tout au long de sa tenue ici. Le Wiels a aussi montré Alina Szapocznikow, Anne Teresa De Keersmaeker… Bref, nous n’étions pas encore aussi réputés qu’aujourd’hui, mais nous avons montré que nous avions la confiance d’artistes mondialement connus et d’institutions de premier plan.
Ce qui ne vous a pas empêché de mettre sur pied des rétrospectives d’artistes nationaux ou de tenter de présenter la scène belge actuelle !
De toute évidence, il s’agit de notre rôle prioritaire. Cela étant, nous avons décidé que, pour ce qui touche à la scène émergente, nous ne ferons plus d’expositions uniquement consacrées aux artistes belges. C’est devenu obsolète. Il y a une internationalisation de la scène bruxelloise, qui fait que nous ne pouvons plus nous limiter au seul critère national. Soixante pour cent des jeunes artistes français vivent ici, et ce, pas seulement pour des questions financières, mais parce qu’il y a une véritable émulation. Il y a aussi beaucoup de Néerlandais, des Allemands, des Espagnols, des Italiens ! Tous vivent dans la zone du canal qui traverse Bruxelles, dans les communes défavorisées : Anderlecht, Bruxelles-Ville, Molenbeek. J’ai moi-même découvert à la Documenta une artiste de Bruxelles, que nous ne connaissons pas, et qui y présente l’une des installations les plus importantes !
L’une de vos particularités en tant qu’institution est d’accueillir, au sein même de celle-ci, des résidences d’artistes…
Oui, c’est un modèle intégré qui n’existe presque plus. Il reprenait celui du PS1 de New York, où expositions et résidences cohabitaient, ce qui a pris fin après son acquisition par le MoMA. À partir de l’an prochain, nous modifierons légèrement notre politique actuelle et recevrons dix-huit artistes, qui resteront six mois. Nous leur donnerons la possibilité de se familiariser avec la scène artistique du pays. Ils vivront au milieu de nos expositions, et côtoieront les publics et l’équipe. La seule règle que nous nous fixions est de garder une résidence pour un artiste belge francophone et une autre pour un artiste belge néerlandophone. Pour le reste, nous avons des partenariats multiples… Notamment un nouvel accord avec Africalia, pour réaliser des échanges structurels avec des artistes africains et proposer en permanence une résidence annuelle à l’un d’eux. Idem pour les pays arabophones. Nous voulons, une fois de plus, nous inscrire dans la durée et pouvons nous comparer à ce titre à des institutions de premier plan, comme la DAAD (Deutscher Akademischer Austauschdienst, ndlr) à Berlin. Comme elles, nous avons les moyens d’attirer l’attention sur de jeunes artistes prometteurs.
L’art contemporain est actuellement à la mode. On imagine que, vu la reconnaissance de votre travail, vous n’avez aucune peine à trouver des sponsors…
Environ quarante à soixante pour cent de notre budget vient du privé, et ce malgré le fait que nous n’ayons pas encore obtenu de l’État belge la déductibilité fiscale pour nos donateurs. Cette stabilité de l’aide privée est capitale pour nous. Nous avons eu, et avons encore, la chance d’avoir des personnes ayant un réseau social important, qui ont cru en nous et nous ont permis d’avoir de nombreux adhérents. La Communauté flamande du pays, la Vlaamse Gemeenschap, et la Fédération Wallonie-Bruxelles sont heureusement acquises à notre cause, mais leur contribution est sans commune mesure. La Flandre a certes plus de moyens, mais elle sait consacrer plus d’argent pour une institution internationale, tandis que la Fédération francophone préfère encore fragmenter les siens davantage…