Une partie du mobilier du château d’Haroué, en Lorraine, pourrait revenir à sa résidence d’origine, à Saint-Ouen. Le contentieux entre la famille propriétaire et l’État est loin d’être éteint pour autant.
Le 15 juin 2015, un certain émoi se fit ressentir à Drouot, où la société Auction Art Rémy Le Fur & Associés mettait aux enchères quarante-cinq pièces provenant du château des Beauvau-Craon, dans la localité d’Haroué (Meurthe-et-Moselle), pour une estimation globale de 2,5 M€ faite par le Cabinet Turquin. Au début de la vacation, un peu tendu, Rémy Le Fur annonçait au pupitre que la princesse Minnie de Beauvau-Craon avait décidé de retirer douze lots parmi les plus prestigieux, en raison d’un conflit avec l’État. Dix jours plus tôt, la Direction générale du patrimoine lui avait signifié un acte d’engagement «d’une procédure de classement comme monument historique de tous les objets mis en vente». En fait, l’intérêt du ministère portait surtout sur les lots retirés des enchères, issus d’une commande privée passée par Louis XVIII dans les années 1820 pour le château de Saint-Ouen, qu’il avait offerts à sa favorite, Zoé Victoire Talon, la comtesse du Cayla. Ce mobilier avait été déménagé en 1869 au château lorrain par sa fille Ugoline Valentine, devenue princesse de Beauvau-Craon. Le lot le plus important, estimé autour du million d’euros, représentait la comtesse avec ses deux enfants, peints par le baron Gérard, dans le parc de Saint-Ouen. De la même origine, le catalogue incluait six torchères et une paire de candélabres de Pierre-Philippe Thomire, estimées autour de 240 000€, un beau lustre accompagnant un important mobilier d’acajou, réalisé par l’ébéniste du roi Pierre-Antoine Bellangé pour le salon de billard, le «cabinet gothique» et la chambre de la comtesse ou encore une garniture de cheminée plaquée de malachite, comprenant une pendule signée Thomire et une paire de vases qui lui est attribuée.
Un classement d’office
L’instance de classement en empêchait la sortie du territoire national, faisant perdre à ces œuvres leur valeur sur le marché international. Minnie de Beauvau-Craon et le commissaire-priseur étaient d’autant plus choqués, que les mêmes objets avaient reçu plusieurs années plus tôt un passeport qui en permettait l’exportation. Une procédure en référé juste avant la vente n’a rien donné, les juges estimant que l’action du ministère n’empêchait pas la vente proprement dite. Le commissaire-priseur a vu disparaître 40 % de la valeur de sa vacation, terminant l’année en déficit à cause de la mauvaise manière qui lui avait été faite. De son côté, le ministère de la Culture a fait valoir qu’il entendait maintenir en France la commande de Louis XVIII pour en «préserver l’intégrité». Il regrettait de n’avoir pas été averti plus tôt de cette mise en vente, alors qu’il avait précédemment manifesté son intérêt pour cet ensemble dont il avait acquis une partie, pour 3,5 M€, en 2007. Il était aussi question d’une convention visant à utiliser une part de ce financement pour des travaux de restauration, mais elle ne fut jamais signée. Critiqué par la presse locale, le ministère fait valoir qu’il a laissé en dépôt au château d’Haroué des tapisseries qu’il a achetées ainsi que l’acquisition par le musée municipal de Nancy de l’épée de grand écuyer de Lorraine, pièce d’orfèvrerie réalisée pour Marc de Beauvau-Craon en 1728, qui n’avait pas trouvé preneur à Drouot, pour se défendre de l’accusation d’avoir dépouillé le patrimoine local. En 2016, la procédure a abouti à un décret de classement de l’ensemble de la commande de Louis XVIII. Néanmoins, des tractations s’étaient engagées avec la famille, qui ont permis à l’État d’acquérir, pour 700 000 €, certaines des pièces retirées de la vente de 2015, dont quelques meubles de Bellangé. En mauvais état, ils doivent être restaurés au château de Maisons-Laffitte où ils sont désormais présentés en compagnie des autres biens déjà acquis auprès de la famille il y a dix ans, comprenant un buste de la comtesse du Cayla sculpté par Jean-Marie Pigalle, une splendide horloge de Louis-François Feuchère pour le cabinet gothique, ainsi qu’une allégorie des quatre saisons et un portrait de Louis XVIII dans son cabinet de travail aux Tuileries, de la main de Gérard. Confié pour le moment au Centre des monuments nationaux, qui gère Maisons-Laffitte, ce mobilier aurait vocation à rejoindre le château de Saint-Ouen, en Seine-Saint-Denis, dont il est originaire. Fort bien conservé avec ses salons d’origine, le lieu pourrait ainsi devenir d’ici 2020 un petit musée d’histoire et des arts décoratifs de la Restauration, une fois acquis le déménagement du conservatoire de musique.
Le droit à une indemnité
Les négociations n’ont cependant pas permis l’acquisition des autres lots retirés de la vente de Drouot, notamment du charmant portrait de la comtesse avec ses enfants, peint par Gérard. Au nom de la famille Beauvau-Craon, maître Michel Lévy continue de contester l’instance de classement ainsi que le décret, «qui portent atteinte à un droit que l’État avait reconnu» aux propriétaires, en soulignant que «le certificat permettant l’exportation, octroyé sans limitation de durée, attestait que les biens n’étaient pas considérés comme trésors nationaux». Le ministère de la Culture, de son côté, maintient que les deux procédures, celle donnant lieu à la délivrance du passeport et l’inscription au titre des monuments historiques, «ne sont pas contradictoires». Le classement avait surpris car il est très peu utilisé, surtout pour les biens meubles, depuis le désastre survenu après celui prononcé pour le Jardin à Auvers de Vincent Van Gogh. Selon l’article L 622-4 du code du patrimoine, il peut être prononcé d’office, donc sans l’accord du propriétaire. Mais il ouvre alors le droit à une indemnité correspondant à la perte de valeur à l’international. En 1996, au terme de sept années de procédures émaillées de rebondissements spectaculaires, la Justice a ainsi accordé au propriétaire du Jardin à Auvers, Jacques Walter, 145 MF (28 M€ d’aujourd’hui), représentant trois années de budget d’acquisition du ministère. Le comble de l’absurde était atteint puisque cette somme était dépensée en pure perte, l’œuvre n’intégrant même pas au bout du compte les collections publiques. Si, au final, l’État ne parvenait pas à trouver un accord avec la famille Beauvau-Craon, elle serait donc en droit de recevoir une indemnité, dont le montant pourrait éventuellement être fixé par le tribunal. Le ministère escompte bien cependant qu’il sera très loin d’atteindre celui délivré pour l’une des dernières peintures de Van Gogh. Quelles que soient les responsabilités des uns et des autres, cet embrouillamini restera comme un des témoignages des grandes difficultés rencontrées par ceux qui s’évertuent à travers la France à sauvegarder le patrimoine familial des châteaux et mobiliers historiques.