Débutée il y a tout juste dix ans, la collection de dessins d’arts décoratifs du Rijksmuseum s’expose à la Fondation Custodia. Au travers d’une sélection de 200 feuilles, son conservateur Reinier Baarsen en déploie tous les enjeux.
C’est une émotion particulière de montrer ces dessins à Paris », confie Reinier Baarsen. Parfaitement francophone, le conservateur du Rijksmuseum reconnaît facilement l’importance de l’Hôtel Drouot et des maisons de ventes françaises dans les acquisitions qu’il a pu réaliser depuis 2013 pour son département des arts décoratifs. Alors que la plupart des grands musées, de Londres à New York en passant par Vienne ou Berlin, ont constitué ce genre de fonds dans les premières décennies du XXe siècle, il pouvait sembler anachronique de se lancer dans un tel projet. Ces dessins ne sont en effet pas parmi les plus montrés au public, et les replacer dans une actualité demandait un engagement solide et une perspective neuve. Si les cotes relativement basses de ces dessins et de multiples dons ont permis de constituer une collection rapidement, une direction forte et des partis pris problématisés s’imposaient néanmoins. Reinier Baarsen a ainsi fait l’impasse sur les dessins d’ornements – qui pouvaient exister sous forme d’estampes au musée – ou ceux d’architectures, et a cherché à conforter l’ensemble très riche et ancien de pièces de mobiliers dont il avait la charge. Les feuilles qu’il a rassemblées documentent ainsi historiquement, de 1500 à 1900, des centaines d’objets utilitaires et d’apparat et les liens que nous entretenons avec eux, de leur conception à leur vente, et la manière dont nous les rêvons.
Rôle du dessin dans le processus de création
C’est par l’idée du processus que Reinier Baarsen propose de saisir les dessins qu’il a rassemblés, et c’est avec le regard d’un spécialiste des arts décoratifs qu’il justifie certains choix, privilégiant la fonction ou la valeur d’usage d’un dessin plutôt que la virtuosité. Si certains grands noms d’ébénistes ou d’orfèvres, de sculpteurs ou de peintres apparaissent dans l’exposition, comme Erasmus Quellinus I, Eugène-Emmanuel Viollet-le-Duc ou René Lalique, la majorité des dessins ne sont pas signés, portant au mieux le poinçon ou la marque d’un atelier. Ce n’est ainsi pas un hasard si la première étape de cette exposition – avant la Fondation Custodia, reconnue pour son travail de conservation et de mise en valeur du dessin – fut le Design Museum Den Bosch, à Bois-le-Duc. Le design contemporain tend aujourd’hui à conserver et valoriser ses archives, à considérer le travail de recherche autant que le « produit fini » et ce Scontrepoint historique est riche en enseignements. Mais à l’ère industrielle, le processus relevait de l’ingénierie, et restait avant tout un art appliqué : un art, littéralement, du dessin. Reinier Baarsen aime à revenir à Vasari et à sa conception du disegno, si importante en Occident pour définir le travail artistique comme processus mental. Alors que dans les Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes, le peintre florentin voyait en l’artiste une figure d’intellectuel dont la capacité d’invention le sépare des autres travailleurs manuels, le conservateur souhaite présenter un contrepoint à l’histoire de la distinction entre artiste et artisan qui s’est formalisée bien plus tard, au XVIIIe siècle. Le parcours de l’exposition se veut ainsi représentatif des partis pris de la collection, et didactique quant aux enjeux de la perception du dessin. La première section de l’exposition, « Dessiner pour concevoir », rassemble des dessins préparatoires, comme le Projet pour une table console, un trumeau et une torchère de l’architecte d’origine française Daniel Marot, particulièrement précieux parce que signé et daté de 1700-1701 et riche en annotations. Les différences d’encres des commentaires laissent voir en effet les échanges avec le commanditaire et les artisans avec qui l’architecte-dessinateur travaille, les modifications apportées en cours de chantier et même le montant payé pour cette commande au dos de la feuille. Bien que témoin d’un travail mental, le dessin est aussi document de travail, susceptible de discussions et d’amendements.
Former son regard par le dessin
Les feuilles présentées témoignent par leur plasticité, par les pliures ou les rajouts, des corrections d’une pensée en mouvement et d’une intelligence du réemploi. Les alternatives, les variantes que mettent au point les dessinateurs avant de passer eux-mêmes à la réalisation de leurs œuvres ou de confier ce soin à d’autres sont aussi à l’honneur de l’accrochage : en effet, celui-ci ménage autant la possibilité de montrer des feuilles recto verso ou des carnets que celle de présenter avec parcimonie des objets physiquement ou par leur reproduction. Le Projet pour une aiguière avec une alternative pour un vase illustre cette capacité d’adaptation et de développer, d’enrichir ou au contraire de réduire un vocabulaire en fonction des occasions. Les quelques objets évoqués sont soit, quand le lien a pu être établi, la réalisation des projets, soit des artefacts proches prouvant la circulation de motifs dans toute l’Europe. La présence d’une salière triangulaire en argent dorée venue des collections du Rijksmuseum, chef-d’œuvre d’argenterie, participe ainsi à montrer au public l’évolution du goût, la manière dont les influences se croisent entre les cours aristocratiques et le rôle joué par le dessin dans ces déplacements, y compris historiques. En France, la constitution des albums Maciet à la fin du XIXe siècle et de la bibliothèque Forney au début du XXe a permis d’affirmer l’importance du dessin et plus largement de l’image comme ressource éducative, ce qui explique sa forte présence dans les collections nationales. L’exposition met aussi en valeur, à sa manière, ce travail de l’observation et cette formation du regard qu’est le dessin en montrant quelques beaux exemples de Meisterrisse, ces dessins à la valeur initiatique auxquels devaient se plier les ébénistes allemands du XVIIIe pour intégrer une corporation. La copie tout autant que l’exercice d’invention ont leur rôle et le parcours articule bien leurs enjeux respectifs au travers des siècles. Le dessin permet ainsi de revenir vers le passé, de s’inspirer de ce qui a été fait ou idéalisé, de conserver les souvenirs d’une collection et même de la faire connaître, comme c’est le cas pour les magnifiques argenteries XVIIe d’Adam Van Vianen, dessinées un siècle plus tard par un anonyme, ici exposées. Un vecteur de transmission bien compris qui favorise l’émulation mais aussi le commerce. La réalisation de modèles de gravures permet la diffusion de ces dessins, ce qui est à la fois un enjeu pour des collaborations entre des corps de métiers différents mais aussi, au fur et à mesure que la production se rationalise dans les manufactures, une vraie question commerciale et publicitaire. Les catalogues de meubles parisiens ou de bijoux allemands du XIXe siècle présentés dans l’exposition, et plus surprenant encore le Dessin pour des assiettes et des plats en argent d’Augsbourg à la fin du XVIIIe, attestent des débuts d’une organisation commerciale d’échelle et de formes d’uniformisation de certains modèles. Si l’exposition s’arrête à l’orée du XXe siècle avec les premiers témoignages de l’art nouveau, au travers de certains motifs et d’un dessin de Lalique, son parcours interroge encore les pratiques actuelles du design. Au travers de projets jamais réalisés et d’objets perdus, de dessins d’objets rêvés ou admirés, les œuvres et documents exposés à la Fondation Custodia invitent à regarder les arts décoratifs autrement : d’un œil pratique, qui n’exclut pas l’imagination.