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Dessiner l’antique : le cas Muret

Publié le , par Sarah Hugounenq
Cet article vous est offert par la rédaction de la Gazette

Figure méconnue du XIXe siècle, Jean-Baptiste Muret était dessinateur au cabinet des Médailles. Aujourd’hui, les chercheurs de l’INHA tentent de pister ses œuvres. Une enquête riche en rebondissements.

Recueil des monuments antiques, volume 1, planche 279. © Bibliothèque nationale de... Dessiner l’antique : le cas Muret
Recueil des monuments antiques, volume 1, planche 279.
© Bibliothèque nationale de France

Facebook aurait-il une utilité pour la recherche en histoire de l’art ? Conçu pour le partage de messages d’étudiants, le réseau social a permis à l’Institut national d’histoire de l’art (INHA) de faire un bond dans son programme de recherche consacré à Jean-Baptiste Muret (1795-1866). Recruté en 1830 par l’archéologue Désiré Raoul-Rochette au cabinet des Médailles de la Bibliothèque nationale de France, ce dessinateur talentueux avait une grande tâche : croquer et inventorier les collections archéologiques françaises. Dans une France qui ne connaît guère la photographie, où les méthodes de classement et de conservation des musées sont balbutiantes, sa mission est titanesque, à tel point qu’il l’honorera trente-six ans durant, jusqu’à sa mort. Loin de se contenter de représenter les œuvres de la collection de son institution, Jean-Baptiste Muret a pris sa mission très au sérieux, au point d’inclure des collections privées. C’est ainsi qu’il a arpenté quelque 160 cabinets d’amateurs. Et ce sont près de deux mille planches au tracé délicat qui présentent, pêle-mêle, un instantané des collections françaises d’archéologie de la première moitié du XIXe siècle. Toujours conservé au cabinet des Médailles, ce recueil a attiré l’œil de Cécile Colonna, conseillère scientifique à l’INHA depuis 2017 pour le domaine de recherche Histoire de l’art antique et de l’archéologie : « J’ai longtemps feuilleté ces planches — numérisées sur Gallica depuis 2010, ndlr — pour travailler sur l’histoire des collections. Au fil du temps, je me suis rendu compte de la mine d’informations que recelait ce recueil. En arrivant à l’INHA, j’ai aussitôt demandé à travailler dessus. » Il faut dire que le mystère qui nimbe cette entreprise attise la curiosité : l’auteur est quasi inconnu, et ne subsistent que de rares archives ainsi qu’une ou deux mentions éparses de son nom. On ne connaît à ce jour aucun écrit de sa main, ni même son portrait.
 

Recueil des monuments antiques, volume 6, planche 131. © Bibliothèque nationale de France
Recueil des monuments antiques, volume 6, planche 131.
© Bibliothèque nationale de France
Recueil des monuments antiques, volume 1, planche 21. © Bibliothèque nationale de France
Recueil des monuments antiques, volume 1, planche 21. © Bibliothèque nationale de France


Un agencement esthétique
« Ce qui est très original ici est l’emploi du dessin. À l’époque, Raoul-Rochette a l’idée d’ouvrir la discipline archéologique à d’autres horizons et il insiste pour obtenir un poste de dessinateur, constate Bastien Rueff, chercheur à l’INHA. Or, cette démarche est quasi unique, mis à part au Louvre avec Jean-Charles Geslin qui dessina les antiques de 1863 à 1870. » Tous les ingrédients sont donc réunis pour lancer, en 2017, un programme de recherche en vue de la publication numérique, enrichie de ressources documentaires, de ce recueil. Bijoux, monnaies, pendeloques, armes, vases grecs, lampes à huile, l’ensemble venu d’Orient, de Grèce ou d’Italie… Les objets représentés par l’amateur passionné sont aussi hétéroclites que pléthoriques : pas moins de huit mille artefacts, figurés sur 1 986 planches, rangées en vingt portefeuilles, eux-mêmes réunis en onze volumes, non indexés ni même classés. De fait, leur mode de classement échappe à toute logique moderne : tantôt typologique – on découvre ainsi une planche d’une vingtaine de pointes de flèche en bronze – tantôt stylistique, telle une série sur les animaux où, sur une même planche, jouent à touche-touche un vase plastique, un relevé du décor d’un vase à figures rouges et des monnaies. Le dessinateur semble surtout se préoccuper de l’agencement esthétique d’un ensemble où comptent l’équilibre global et le rythme de la composition. La provenance n’est pas un critère non plus puisque seule la moitié des feuilles mentionnent l’origine d’un quart des objets. Dans ces conditions, retrouver leur trace, les identifier et les documenter n’est pas une sinécure. C’est au milieu de ce travail herculéen que la technologie est venue s’immiscer, là où on ne l’attendait pas forcément. Au cours de l’été 2018, Lionel Pernet, directeur du Musée cantonal d’archéologie et d’histoire de Lausanne, flâne sur Facebook. À la lecture d’un post sur le programme de l’INHA, le nom « Jean-Baptiste Muret » l’interpelle. De retour dans ses bureaux, il consulte les inventaires de ses collections qui confirment son intuition : 453 pièces du musée portent le nom de l’artiste. Muret avait constitué lui-même une collection qu’il avait intégrée à son recueil. L’ensemble est arrivé à Lausanne par l’intermédiaire d’Arnold Morel-Fatio, banquier, historien et numismate, devenu directeur du musée vaudois, qui avait acquis la collection Muret par l’intermédiaire de son fils Ernest en 1867. Dans ce regroupement où se mêlent des vases grecs, d’innombrables figurines en terre cuite ou en bronze, quelques fragments de peintures, de marbres ou de mosaïques, les chercheurs de l’INHA, venus sur place en février 2019, sont attirés par un vase zoomorphe en terre cuite. Dessiné à la mine de plomb et rehaussé de gouache, ce vase à parfum corinthien en forme de lièvre avait attisé la curiosité des chercheurs, non seulement pour la qualité de l’objet mais aussi pour la précision du rendu des modelés et du lustre de la terre cuite. Contrairement à la gravure, les dessins de Muret restituent en effet avec fidélité la couleur et la patine. Malgré des recherches intenses, les historiens n’avaient pas réussi à le localiser. Il avait été établi qu’il provenait de la collection Durand, dispersée en 1836. Grâce à un autre programme de recherche sur les ventes d’antiques au XIXe siècle, ils avaient appris que l’acheteur en avait été Flavien de Magnoncourt, originaire de Besançon, qui l’avait revendu en 1839 à un certain Hippolyte Varnier. Ce chef de bureau au ministère des Finances est mort l’année suivante, date à partir de laquelle la trace du vase s’est perdue.

 

Askos zoomorphe, Italie, Toscane, Vulci. © Musée cantonal d'archéologie et d'histoire. Photo N. Jacquet
Askos zoomorphe, Italie, Toscane, Vulci.
© Musée cantonal d'archéologie et d'histoire. Photo N. Jacquet


Au-delà de la simple identification
Situé dans les réserves du Musée cantonal, dont le propos s’est resserré sur la valorisation des collections locales, le vase antique constitue une véritable redécouverte, comme nombre d’œuvres du recueil Muret. L’étude de ce dernier permet également de faire la lumière sur les balbutiements de la discipline archéologique. Bien que sibyllins, les choix de regroupement des œuvres témoignent d’une tentative de classification et de mise en série toute nouvelle, alors que les avancées de la science archéologique s’accélèrent. Au même moment, Napoléon III ordonne d’importantes fouilles archéologiques en France, tandis que la première école française d’archéologie à l’étranger voit le jour en 1846 à Athènes, que le terme « préhistoire » apparaît en 1860 et que la collection Campana arrive en France en 1861. Le programme de recherche mis en place dépasse donc de loin la simple identification. En lien avec le contexte scientifique de l’époque, l’analyse porte sur ce que nous apprennent l’organisation du recueil, le choix des objets et leur éventuelle description historique sur les connaissances archéologiques de l’époque. Passionnante, cette prise de hauteur est également nécessaire, tant la seule localisation des œuvres relève d’une mission impossible. « On n’a jamais envisagé de tout identifier, confirme Cécile Colonna. Pour l’heure, sur huit mille objets, nous en avons localisé 2 900 et décrit 5 000. Le protocole actuel court jusqu’en 2021. » En 2020, la publication du recueil (associé à celui de Jean-Charles Geslin) devrait franchir un pas déterminant avec Digital Muret, son édition numérique disponible sur le site de l’INHA et le portail Gallica de la Bibliothèque nationale de France. Ce format permettra une mise à jour régulière, au fil des avancées de la recherche. 

à lire
Dessiner l’antique. Les recueils de Jean-Baptiste Muret et de Jean-Charles Geslin,
sous la direction de Cécile Colonna et Laurent Haumesser,
Coédition BnF - Musée du Louvre - INHA, 2019, 256 
pages, 101 illustrations, 35 €.