Un antiquaire londonien reproche à Artcurial le manque d’information sur la provenance du tableau représentant Narcisse vendu en novembre.
Le litige qui oppose une des principales maisons de ventes françaises à un antiquaire britannique semble dépasser les habituels différends qui se règlent discrètement dans les coulisses du marché de l’art. Fils d’un grand marchand d’art, Patrick Matthiesen a fondé l’une des plus prestigieuses galeries de Londres. Il nous a confié être l’acquéreur du grand Narcisse récemment redécouvert de Laurent de La Hyre, acheté chez Artcurial pour 930 000 € le 9 novembre dernier. La toile est mentionnée dans l’ouvrage de référence de 1988 de Pierre Rosenberg et Jacques Thuillier, mais sa trace s’est perdue depuis une vente chez Christie’s Londres en 1929. La composition, reproduite au catalogue, était alors considérée comme œuvre du portraitiste Robert Lefèvre (1755-1830). La galerie Matthiesen a découvert qu’elle avait été mise en vente par le lieutenant-colonel Bernard Granville, de Wellesbourne Hall (Warwickshire), et achetée, pour 49 guinées, par l’héritier d’une famille d’encadreurs et de marchands, Herbert Arthur Vokins, décédé l’année suivante. Elle a aussi retracé une origine possible dans la prestigieuse collection formée par Horace Walpole. Le souci, c’est que personne ne semble savoir ce qu’il est advenu du tableau depuis un siècle. Patrick Matthiesen dit n’avoir pu obtenir aucun renseignement valable d’Artcurial, même sur le vendeur. Il s’inquiète de n’être pas en mesure de répondre aux contrôles anti-blanchiment au Royaume-Uni, ou aux États-Unis s’il parvenait à revendre ce fleuron du XVIIe français outre-Atlantique.
«La maison de ventes m’a d’abord dit que le tableau provenait d’une famille bruxelloise, mais sans aucune précision, ce qui est tout à fait insatisfaisant, raconte le marchand. Puis, qu’il aurait en fait été acheté à cette famille par une société anglaise. Mais quelle est cette société et qui en est le bénéficiaire, je n’en ai aucune idée. Or, la réglementation européenne sur le blanchiment, qui est strictement appliquée au Royaume-Uni, exige que nous nous assurions de la légitimité de la provenance. Artcurial nous répond que, au regard de la loi française, elle est tenue de protéger l’anonymat de son client.» Le galeriste londonien a requis l’avis de la Commission européenne. Celle-ci a répondu que «les opérateurs de ventes aux enchères sont tenus d’opérer des recherches effectives de provenance» et «de signaler toute transaction suspecte aux organismes de lutte contre le blanchiment». «Comme vous le soulignez à juste titre, les informations sur la provenance permettent aussi d’assurer à l’acquéreur que l’œuvre n’a pas été volée ou sortie illégalement d’un pays qui le considère comme un trésor national», lui écrit la Commission. Elle considère aussi que l’administration sollicitée pour délivrer une licence d’exportation se doit de «réclamer les informations quant à la provenance de l’œuvre». Artcurial a bien obtenu, le 7 décembre, un certificat de sortie de France. Mais le galeriste n’a pu avoir d’information sur sa venue de Belgique (Artcurial réplique que le tableau n'avait pas besoin de licence d'exportation de ce pays). Il est aussi préoccupé par un cartel en laiton fixé au cadre, portant l’inscription «R. Lefevre, scuola francese», laissant penser à un séjour en Italie. Or, il n’a pas non plus de preuve de sortie du territoire italien, où le patrimoine est très protégé. Suivant les renseignements fournis par Artcurial, la peinture aurait été achetée il y a peu par cette société anglaise à la famille belge, pour 30 000 €, comme étant de Lefèvre. Le galeriste craint donc une éventuelle revendication en nullité de la vente, même si l’opérateur lui certifie que la famille a été avertie du changement d’attribution. Patrick Matthiesen déplore aussi n’avoir aucune information sur le parcours du tableau dans les années 1930 et 1940. Compte tenu de ces interrogations, il a obtenu de l’Art Loss Register une fiche le classant comme «problématique», ce qui compliquerait beaucoup la revente. En attendant, il a saisi l’avocat général près le Conseil des ventes, auquel Artcurial dit avoir fourni «le dossier complet », et lancé un signalement à Tracfin, l’organisme d’information sur le blanchiment.
Matthieu Fournier, commissaire-priseur d’Artcurial, se retranche derrière le droit français et «le code de déontologie, qui l’oblige à protéger l’anonymat de son client». Il se dit «atterré» par des reproches qu’il estime injustes envers une «maison qui se montre la plus vigilante dans la recherche de provenance» et par «le retournement de l’Art Loss», qui ne lui aurait signalé aucun problème avant la vente. «Je ne sais rien de l’histoire du tableau depuis 1929, admet-il, mais 80 à 90 % des tableaux anciens n’ont pas d’historique. L’acquéreur en avait été informé et il a enchéri en connaissance de cause.» Le différend s’est envenimé. Artcurial a exigé le paiement, en menaçant au besoin d’annuler la vente. Le galeriste lui a proposé, s’il refuse de confier l’identité de son client et les documents de provenance, de signer une attestation garantissant la légalité des exportations de l’œuvre et le plein respect des règles anti-blanchiment, dégageant l’acquéreur de toute responsabilité en cas de réclamation. Artcurial répond que ce document, qui déplacerait la juridiction compétente à Londres, est «exorbitant».
Culture latine
Un compromis est toujours possible, mais cet épisode témoigne des difficultés que peut rencontrer la prévention du blanchiment d’une nation à l’autre. Matthieu Fournier a le sentiment d’être «pris dans un conflit entre culture anglo-saxonne et culture latine, pour laquelle possession vaut titre». La loi française tient les opérateurs de vente aux enchères pour des mandataires, à la responsabilité limitée. Ceux-ci paraissent écartelés entre leur engagement affiché dans la recherche de provenance et l’impératif du secret des affaires. Il n’empêche, le 27 janvier, un tribunal français a enjoint Christie’s de communiquer l’identité du vendeur d’un tableau provenant d’une spoliation nazie adjugé à Londres, dont il a ordonné la restitution (un appel est toujours possible). Dans un récent bilan de la lutte anti-blanchiment, la Cour des comptes reproche aux négociants en art, entre autres, de ne pas se montrer à la hauteur de leurs obligations, tout en déplorant «des contrôles de l’administration lacunaires ou inexistants». Pour Patrick Matthiesen, qui assure que cet incident n’est pas le premier, «si le marché français ne se conforme pas aux impératifs de transparence, les professionnels britanniques ou américains cesseront d’acheter dans les ventes».