Sans aucun doute, « Le Muse inquietanti » occupe une place importante dans l’œuvre de Giorgio De Chirico. Repris tout au long de sa carrière, ce sujet se retrouve en salle des ventes dans une version de la fin des années 1950.
Très représentative de la période métaphysique de De Chirico, la première peinture connue sous le titre de Le Muse inquietanti date de 1917-1918. On y retrouve en arrière-plan le château de Ferrare, ville dans laquelle le peintre arrive en 1917, entrant à l’hôpital militaire pour névropathie, et où il rencontre Carlo Carrà. Cette année, cruciale pour les deux artistes, permet à De Chirico de partager les éléments de vocabulaire qu’il a précédemment mis au point à Paris et de formaliser en une syntaxe partageable cette peinture métaphysique. Comme le rapporte Federica Rovati dans son article « Chirico, Carrà et Morandi : la peinture métaphysique face à la guerre », l’amitié entre les deux artistes leur permet également d’éviter de sombrer dans le désespoir. Très concrètement, des éléments de la vie de l’hôpital rentrent dans les toiles, au travers des différents ateliers de menuiserie et de couture : on peut ainsi identifier les mannequins d’ateliers, des boîtes, des tasseaux de bois. Les Muses inquiétantes, si l’on traduit littéralement le titre du tableau, distillent l’angoisse de la période et la forme d’attente dans laquelle vit De Chirico, reconnu comme psychiquement malade par l’institution militaire. Les trois figures réparties en une diagonale affichent pour l’une une camisole, qui se fond dans le pied d’une colonne, et pour l’autre, une tête en forme de punching-ball. La violence contenue de ces substitutions renvoie à des mutilations bien réelles qui mettent à mal les valeurs humanistes. La troisième sculpture, dans l’ombre, fait encore illusion, mais à y regarder de plus près, la simplification de son visage ne permet plus d’y discerner le moindre trait, comme s’il n’y avait plus de possibilité d’identifier l’humain à l’heure des tranchées. Sa cécité a permis à certains critiques d’identifier la figure de la tragédie… Les planches qui recouvrent la piazza et surélèvent ces différents éléments, par rapport notamment à une usine et à ses cheminées, font penser à un théâtre et accentuent l’aspect mis en scène du tableau. De Chirico reprend dès 1925 ce sujet, bien avant donc la période néo-métaphysique des années 1940 où il multiplie les copies et les répliques, et paradoxalement à un moment où il affirme un retour aux classiques et aux maîtres anciens. Cette composition semble donc particulièrement le hanter. Faut-il y voir, chez cet artiste pour qui le rôle de la mémoire est crucial, un retour du refoulé ? Le psychanalyste italien Adello Vanni a récemment proposé une hypothèse pour analyser ce tableau en partant d’un de ses premiers titres – non pas Les Muses inquiétantes, mais Les Vierges inquiétantes – et en examinant sa correspondance avec Antonia Bolognesi, avec qui il entretenait au même moment une liaison. Des muses aux vestales, un mythe aurait ainsi pu en cacher un autre pour ce grand maître des énigmes qu’est De Chirico. Dans cette version toutefois, de la fin des années 1950 et estimée 400 000/600 000 €, une variante apparaît en bas à droite, où une deuxième caisse (ou boîte en bois) se superpose à la première dans des couleurs différentes. Un élément significatif peut-être, un détail en tous les cas qui permet à la toile, inscrite au catalogue raisonné sous le numéro 1725, d’être aisément identifiée. Une singularité nichée au cœur d’une des œuvres les plus discutées du peintre italien…