Dans son dernier ouvrage, le conservateur et historien de l’art met en lumière la place de Diego Giacometti dans les arts décoratifs. Tout en travaillant aux côtés de son illustre frère, le créateur se révèle à la fois complice et indépendant.
L’un n’allait pas sans l’autre. Leur mère l’avait pressenti. En 1927, cinq ans après l’installation d’Alberto à Paris, Annetta Giacometti incite son fils Diego à rejoindre son frère aîné. Sait-elle d’instinct combien elle lie ainsi leurs destins ? Dans l’exigu et modeste atelier parnassien du 46, rue Hippolyte-Maindron, l’aventure durera quatre décennies. Jusqu’à sa disparition, en 1966, Alberto suit sa route. Demeurant volontairement dans son ombre, Diego l’accompagne, discret, respectueux et bienveillant. Leur complicité se passe de mots et scelle une louable émulation. En publiant Diego Giacometti. Sculpteur de meubles, Daniel Marchesseau porte son regard sur celui qui fut davantage un alter ego pour son frère qu’un suiveur effacé. Sans appétit de gloire ni de renommée, s’assumant en artiste décorateur à part entière, le créateur a laissé une œuvre dont quelque 500 pièces sont conservées au musée des Arts décoratifs qui révèle autant son être profond que ses influences et ses innovations en matière de meubles, d’accessoires et d’objets.
La proximité des deux frères éclaire-t-elle la compréhension de leurs productions respectives ?
Complémentaires, nourriciers voire indispensables l’un à l’autre, tous deux sont unis dans une fraternité fusionnelle et quotidienne. On pourrait avancer que, à l’instar de jumeaux, Alberto et Diego possèdent un mode de communication rendant souvent les mots inutiles. Mais, dans ce duo où les rôles sont précisément répartis, chacun reste scrupuleusement à sa place, cultivant sa différence à l’écoute de l’autre. Alberto est volubile, Diego silencieux. Dans l’œuvre du premier, le gris domine, tandis que le blanc sera la couleur fétiche du second. Aussi partagent-ils l’espace de l’atelier, son temps et sa lumière, tout en gardant une approche plastique personnelle, laissant leur propre empreinte dans la matière et la forme. Mais Diego ne s’autorise à créer qu’au tournant des années 1950, dans un domaine, le mobilier en métal, qui exclut toute confrontation au travail de son frère. Il ne prendra son envol qu’après sa disparition. Tel un pacte non dit, leur profond respect scelle à la fois leur relation et la diversité de leurs productions.
Comment définir le style de Diego ?
Il faut se replacer au début des années 1950. C’est alors la pleine période de la reconstruction. Un désir nouveau se répand dans l’univers de la décoration intérieure. On abandonne le goût pour l’ébénisterie «post-XVIIIe», qui a marqué les années précédentes, et toute une génération de décorateurs s’inspire des premières années du XIXe siècle, et des fouilles archéologiques ayant mis au jour l’art étrusque ou le mobilier antique. De même, l’expédition d’Égypte et le mobilier de campagne de Napoléon influencent alors l’esthétique, l’esprit et les matériaux des créateurs. Or, Diego n’a pas suivi de formation académique et, contrairement à son frère, n’a pas copié la statuaire antique ni les classiques au musée. S’il s’empare de ces lignes, il s’en libère aussitôt, restant très instinctif dans le dessin, le traitement et la patine de ses motifs végétaux et animaliers, ses cariatides stylisées, nourries d’un lyrisme retenu. Quittant le registre utilitaire, comme en témoigne la Chambre à livres, une monumentale bibliothèque de bronze réalisée pour Marc Barbezat (fondateur des éditions de l’Arbalète, ndlr), son mobilier possède la présence de la sculpture, qui introduit le beau au quotidien et renforce son élégance naturelle par sa puissance poétique. Chez Diego, accessoires et motifs font toute la différence.
Dans le groupe qui a réuni, autour de Jean-Michel Frank, des décorateurs ou architectes d’intérieur tels Paul Rodocanachi, Adolphe Chanaux, Christian Bérard ou Emilio Terry, Diego et Alberto tenaient-ils une place à part ?
Pour Frank, la présence d’une œuvre n’était pas indispensable à la conception ou à la décoration d’un intérieur. Il proposait d’ailleurs du décor une épure radicale. Dans les années 1930, ses commandes passées à Alberto, qui n’a encore rencontré ni public ni succès, lui permettent de vivre. Mais, à l’exception de deux bas-reliefs, le sculpteur produit essentiellement des accessoires décoratifs ou des luminaires, sans s’atteler à la production de mobilier. C’est Diego qui s’y investira. Ici encore, les deux frères vont naturellement choisir leur domaine d’intervention sans empiéter sur le travail de l’autre. Puis Alberto s’engagera dans la figure et sa disparition, alors qu’à l’inverse Diego fera resurgir la nature et une vie très figurative dans ses créations.
Leur réseau d’amis constitue-t-il le vivier de leur clientèle ?
La reconnaissance venue, autour des années 1950, Alberto est très heureux dans sa tanière de la rue Hippolyte-Maindron et n’entend travailler au quotidien qu’avec Diego. Tous deux sont des montagnards qui vivent avec simplicité, sans appétence pour le luxe. Leurs rapports avec leurs clients sont du même ordre, fondés sur des relations et des complicités humaines et amicales. À ce titre, une profonde admiration mutuelle a lié Diego à Hubert de Givenchy, qui lui a commandé plus d’une vingtaine de pièces. Pour Alberto comme pour son frère, le marché n’aura jamais été un moteur.
Vous avez côtoyé Diego pendant plusieurs années. Sa manière s’est-elle libérée après la disparition d’Alberto ?
Son vocabulaire de formes a pris de l’ampleur après 1966, et son goût pour la sculpture animalière s’est accentué pour donner corps à un bestiaire imaginaire, bucolique et gracieux. Dans l’atelier qu’il a partagé avec son frère puis dans celui qu’il a occupé seul, il n’a cessé de cultiver la force poétique de ses pièces en bronze. Au demeurant, il n’a jamais rompu son pacte fraternel, ne s’autorisant, avec une rare élégance, à réellement créer et prendre son envol qu’après la mort d’Alberto. J’ai eu la chance de rencontrer Diego en 1979 et de fréquemment lui rendre visite jusqu’à sa violente disparition, en 1985. Il sera fauché sans découvrir son dernier opus : le mobilier du musée Picasso, à Paris, qui allait alors ouvrir ses portes. On peut y mesurer la justesse de son inspiration, la délicatesse de son trait, dans le dessin délicat du lustre, ou la force allusive des torchères éclairant les espaces de passage. Ces pièces décoratives témoignent d’une maturité et d’une grande dextérité pour conjuguer tendresse, humour et subtilité, dans un vocabulaire universel.
Diego vous semble-t-il aujourd’hui minoré vis-à-vis de son frère ?
Aucune rivalité n’a entaché leur relation en quarante ans de vie et de travail en commun. Dès 1914, la figure discrète de l’un s’est immiscée dans l’œuvre de l’autre pour ne jamais la quitter ni l’envahir. Historiquement et humainement, Diego a donc joué un rôle clé dans la vie d’Alberto, qui, fraternellement, reconnaissait en lui son «autre paire de mains». Mais s’il a su rester un cadet respectueux et un second dévoué du vivant de son géant de frère, Diego prouve, par la finesse, l’humilité et l’exigence de sa production en solo, qu’il appartient à la famille des grands artistes décorateurs.