Avec l’arrivée de l’été, une envie de jardin grimpe irrépressiblement. Pousse de saison ou culture universelle ? L’histoire rapidement parcourue tend vers la seconde version…
Le thème semble n’avoir jamais été autant d’actualité. Combien de citadins se sont sentis étouffés et auraient eu envie, durant ce temps long du confinement, de pouvoir être «au vert» ? L’un des effets – positifs – pourrait être une volonté de changement profond de choix de vie et une migration pacifique des villes vers les campagnes. Effet volatile ou volonté durable, l’avenir l’écrira, mais une chose est certaine, les philosophes, les moines, les seigneurs, les botanistes, les artistes, les amoureux courtois… et tant d’autres encore, n’ont pas attendu pour faire de leur jardin, ce lieu clos, un espace hors du monde où le bonheur est à portée de cueillette. Impossible ici de ne pas évoquer le jardin d’Éden, définitivement perdu, que l’humanité n’a eu de cesse de rechercher et auquel les moines ont redonné vie dans le silence de leurs scriptoriums. Chez Binoche et Giquello, le 5 juin dernier, un livre d’heures à l’usage de Rome, auréolé de miniatures et grandes peintures du Maître de Spencer 6, dont l’une représente Adam et Ève au Paradis terrestre, s’envolait pour le rejoindre à 749 700 €. La plus ancienne trace d’un jardin domestiqué remonte à l’Égypte antique. Sur les parois des tombes, on trouve peintes les premières représentations de lieux cultivés, à la fois espaces d’agrément et utilitaires. Puis viendront les jardins suspendus de Babylone, l’une des sept merveilles du monde antique. Ils auraient été commandés par Nabuchodonosor II (605-562 av. J.-C.) pour son épouse d’origine perse, triste d’avoir quitté ceux de son pays. La Grèce et Rome creusent ce sillon fructueux. Naissent ainsi les premiers traités d’agriculture et d’horticulture en latin, favorisant l’essor du jardin des maisons de campagne – Pline l’Ancien (23-79) en parle dans son Histoire naturelle (livre XVIII) – et voici déjà que le Moyen Âge se profile. Entre vertus symboliques et besoins vitaux, le jardin prospère dans les abbayes. On y trouve le potager (hortulus), le verger (pomarius), le jardin médicinal (herbularius) et le jardin clos (hortus conclusus), le tout transcrivant une vision du monde où Dieu se tient au centre.
sacré au profane
L’abbaye suisse de Saint-Gall conserve un plan manuscrit exécuté au IXe siècle, une sorte d’idéal qui servit longtemps de modèle dans l’Europe très chrétienne. En parallèle, des jardins profanes se développent. Beaucoup plus prosaïques, ils illustrent les goûts et la fortune de leurs propriétaires, mais eux aussi sont créés à l’image de petits paradis terrestres. Ils ont nourri la littérature courtoise : dans ces lieux clos, protégés des regards, les amants pouvaient cacher leur amour. «Mignonne, allons voir si la rose…», dira le poète, bien plus tard. Avec les temps modernes, les jardins écrivent une nouvelle page de leur déjà longue histoire. Les échanges entre les cours européennes se multiplient, les voyageurs fascinés découvrent les espaces extérieurs somptueusement conçus de la villa Médicis ou de la villa d’Este. Au retour, ils veulent créer les mêmes autour de leurs châteaux. Un nom s’impose alors, celui d’André Le Nôtre (1613-1700). Il révolutionne l’art du jardin et donne vie à celui qui sera désormais connu sous l’appellation «à la française», poussant au paroxysme le principe de symétrie. Sa bonhommie légendaire n’a d’égale que son talent. Il régnera au poste très convoité de jardinier du roi de 1645 à 1700, une longévité qui s’explique sans doute par son désintérêt total pour les intrigues de la cour. Curieusement, il ne laissera aucun écrit relatif à ses pratiques, à la différence de Jean-Baptiste de La Quintinie (1626-1688), «intendant pour les soins des jardins fruitiers et potagers», auteur du Parfait jardinier. Cette sorte de bible botaniste du XVIIe siècle n’est pas rare, elle pousse facilement sur les rayonnages des bibliothèques et se cueille, selon les éditions, à partir de quelques centaines d’euros.
L’utile et l’agréable
En 1750, Pieter de La Court Van der Voort, marchand de draps à Leyde, intitule Les Agrémens de la campagne un ouvrage traitant des aspects théoriques de la conception des jardins, accompagné de précises informations sur la pratique du jardinage. Le XVIIIe siècle, suivant la vision rousseauiste du bonheur de la vie simple, voit ce type de traités proliférer, chacun apportant sa petite graine, qui à la culture de l’ananas en serre, qui à la pomologie, qui encore à l’art de corriger la terre pour y planter des arbres fruitiers ou à l’anatomie de la jacinthe. Car dans ce domaine, la précision est de règle. Le Recueil des plans, élévations et coupes, tant geometrales qu’en perspective des chateaux, jardins et dependances que le Roy de Pologne occupe en Lorraine […], d’Emmanuel Héré de Corny (1705-1763), nommé en 1738, premier architecte de Stanislas Leszcinski, roi de Pologne et duc de Lorraine, est une pièce recherchée des bibliophiles gentlemen-farmers. Une édition originale de 1753, agrémentée de nombreuses planches, se feuilletait à 78 000 € chez Alde, le 6 mars 2014. Les résultats ne varient pas selon les saisons, ils ne craignent ni le gel tardif ni la sécheresse, mais sont fonction de la rareté des éditions et de la fraîcheur des planches les agrémentant. Deux artistes vont s’illustrer dans la représentation de jardins : Hubert Robert (1733-1808) et Jean-Baptiste Fragonard (1732-1806). L’un et l’autre sillonnent les parcs de France et d’Italie pour produire de véritables morceaux de dessin et de peintures. Ceux de la villa d’Este, de Tivoli, de la villa Negroni à Rome (40 893 € une sanguine du premier, Les Jardins de la villa Negroni derrière les coupoles de Sainte-Marie-Majeure, chez Millon, le 23 novembre 2007) leur ont livré tous leurs secrets. Leurs belles feuilles se font rares sur le marché et lorsqu’elles tombent, elles font du bruit ! Impossible ici de ne pas citer celui qui est souvent considéré comme le plus beau jardin paysager de France : le domaine d’Ermenonville. Pour le créer, le marquis de Girardin avait entrepris des travaux gigantesques et engagé un bataillon de deux cents jardiniers écossais. Les marécages cédèrent bientôt la place à un gracieux réseau de cascades, d’étangs, avec des fabriques dans le genre d’Hubert Robert, une prairie arcadienne inspirée de Poussin, un verger issu de La Nouvelle Héloïse, un désert sablonneux et parsemé de rochers moussus, la cabane de Philémon et Baucis, un temple de la Philosophie dédié à Montaigne… Un enchantement rendant hommage aux conceptions du retour à la nature de Jean-Jacques Rousseau. Le philosophe choisira d’ailleurs de venir y passer ses dernières semaines.
Changement de paradigme
Le jardin à la française est mort, vive le jardin anglais ! Marie-Antoinette est passée par là, elle fait disparaître le jardin botanique de Jussieu (il sera transporté au Jardin des Plantes, à Paris) et charge l’architecte Richard Mique et le peintre Hubert Robert de créer artificiellement une succession de paysages “naturels”. Pas de fléchissement avec le XIXe siècle, au contraire, l’impératrice Joséphine, on le sait, aimait les roses. Un exemplaire du Bon jardinier, almanach pour l’année 1813, de Mordant de Launay, qui lui a été spécialement dédié, apparaissait lors de la dispersion de la bibliothèque très impériale de Dominique de Villepin (Pierre Bergé & Associés, 19 mars 2008). Impeccablement relié, il y recevait 18 500 €. En 1846, Pierre-Antoine Poiteau, jardinier dans un couvent des environs de Soissons, avant de devenir chef de celui du château de Fontainebleau puis, consécration de fin de carrière, directeur du jardin botanique du Muséum d'histoire naturelle, publie Pomologie française. Recueil des plus beaux fruits cultivés en France. Magnifiquement illustré de 420 planches très goûteuses, ce livre est toujours considéré comme l’un des plus beaux sur le sujet (41 355 € un exemplaire le 30 mai 2017, Ferri & Associés). Et voici que déjà, le nouvel empereur Napoléon III lance la restructuration de Paris, et la confie au baron Haussmann. L’objectif est clair, il faut aérer la capitale, l’aider à respirer. Une réflexion qui en rappelle une autre très actuelle… C’est ainsi que les parcs Monceau, puis Montsouris, les bois de Boulogne, de Vincennes, les jardins du Luxembourg et des Buttes-Chaumont ont été aménagés. Alors, suivons les préceptes de Voltaire et des philosophes des Lumières : faisons de notre jardin le centre du monde, pour le progrès de l’humanité.