Le 20 décembre, à Drouot, Claude Aguttes ouvrira la vente inaugurale de la dispersion des collections de l’entreprise en faillite, proposant des œuvres littéraires majeures, mais aussi un important manuscrit médiéval ainsi que des pièces diverses et variées de cet énorme fond.
À l’occasion de la première vente de la liquidation du stock et des collections d’Aristophil, qui prendra une bonne demi-douzaine d’années (voir Gazette n° 40, page 30), les regards se tourneront en priorité vers les manuscrits de Sade et d’André Breton, qui aurait bien voulu offrir une lecture surréaliste de son œuvre. Mais cette vente s’avère bien plus foisonnante. La découverte la plus saillante porte sur un manuscrit gothique, reprenant la biographie d’Alexandre le Grand par Quintus Curtius. Les Faiz et Conquestes d’Alexandre correspond à la traduction en français, réalisée par Vasque de Lucène, «translateur» de la cour de Bourgogne. Historiarum Alexandri Magni Libri demeure le seul texte qui nous soit resté de l’historien de l’Antiquité gréco-romaine, que les Français appellent Quinte-Curce, grâce à des retranscriptions fragmentaires dans 123 manuscrits médiévaux, dont un tiers dans cette version française. Estimé de 300 000 à 500 000 €, ce manuscrit, en excellent état de conservation, comptant 262 feuillets sur papier et parchemin, est enluminé de seize grandes peintures en grisaille et semi-grisaille. «Son existence était connue des philologues, mais ils en ignoraient la localisation», lance l’experte de la vente Ariane Adeline. Ses recherches ont permis de retracer l’historique prestigieux de ce volume, qui était, selon elle, «très sommairement décrit dans la base de données d’Aristophil». Apparemment, aucune quête n’avait été conduite sur les armoiries et autres signes apparaissant sur la reliure, le frontispice et les pages de garde. En faisant remonter cet ouvrage à une commande de la famille de Clèves-Ravenstein, dans les années 1470-1480, Ariane Adeline a permis de mieux identifier l’œuvre et les artistes impliqués (voir page 15).
Le marquis et le pape (du surréalisme)
Le fleuron de la vacation demeure sans conteste le rouleau, de plus de 12 mètres de long, que le marquis de Sade dissimulait dans sa cellule de la Bastille, et sur lequel il a méticuleusement rédigé les Cent vingt journées de Sodome en minuscules caractères, sur les deux faces. Il avait été volé à Nathalie de Noailles en 1982, avant de refaire surface chez le collectionneur Gérard Nordmann en Suisse. En 1990, la justice française a réclamé la restitution du bien volé mais, huit ans plus tard, un tribunal helvétique a considéré que le possesseur était protégé par sa bonne foi. Les négociations conduites discrètement par la famille de Noailles en vue de le faire revenir en France et de l’offrir à la Bibliothèque nationale étant restées infructueuses, Aristophil a fait sensation en annonçant en 2014 qu’il avait pu le racheter aux enfants de Gérard Nordmann. En incluant le prix d’achat, le dédommagement de la famille de Noailles et les commissions, Gérard Lhéritier disait avoir dépensé 7 M€ dans cette opération. Il a remis le rouleau en vente en indivision pour 12,5 M€, en faisant miroiter une plus-value de 40 % au bout de cinq ans, conduisant à une valeur supposée de 17,5 M€. Mais, l’année suivante, après sa mise en examen pour escroquerie, la compagnie était mise en liquidation. Cette pièce d’importance patrimoniale est aujourd’hui estimée de 4 à 6 M€, dans une vente dont le produit global espéré serait de 12 à 16 M€. Autre manuscrit majeur proposé ce même jour, le Manifeste du surréalisme, écrit par André Breton pendant l’été 1924, pour affirmer sa foi dans «la résolution des deux états, en apparence si contradictoires, que sont le rêve et la réalité, en une sorte de réalité absolue, de surréalité». Ce texte autographe de dix-neuf pages, comptant nombre de corrections, est le seul complet. Il sera accompagné du Second Manifeste, daté de 1930, et, surtout, de «Poisson soluble». Ce poème, par lequel Breton relançait l’expérience d’écriture automatique qu’il avait expérimentée avec Philippe Soupault cinq ans plus tôt, fut publié par Simon Kra en octobre 1924, le Manifeste du surréalisme devant lui servir de préface. En 2008, Aristophil avait acheté pour 3,6 M€ ces cahiers d’André Breton, au nombre de neuf au total, auxquels il faudrait ajouter le Second Manifeste, acquis à part, plus tard, auprès du marchand Jean-Baptiste Proyart. Cet ensemble avec faculté de réunion est estimé un peu plus de 5 M€.
Balzac, Dumas et le Titanic
Autre lot majeur, le manuscrit d’Ursule Mirouët, conte fantastique laissant entrevoir l’attirance d’Honoré de Balzac pour les pouvoirs sulfureux du «magnétisme animal» fondé par le docteur Mesmer (800 000/
1,2M €). Mais, aussi bien, se trouve proposée à moins de 50 000 €, la version, calligraphiée par Alexandre Dumas pour en faire cadeau à Nicolas Ier, de la pièce L’Alchimiste, qu’il avait écrite en collaboration avec Gérard de Nerval. Déçu de la réception du tsar, l’écrivain eut l’occasion de prendre sa revanche en se mettant à la rédaction d’un roman sur fond de complot décembriste, qui fut promptement interdit en Russie. Dans un registre plus populaire, et qui pourrait bien attirer les enchères tant est grand le fétichisme autour de ce drame, la vacation propose un compte-rendu de 41 pages du naufrage du Titanic par une survivante, dont le témoignage fut repris par les magazines de l’époque, Helen Churchill Candee (300 000/400 000€).
Lettres, dessins et partitions
On trouvera aussi des partitions de la main de Mozart ou de Richard Strauss, des lettres de Gustave Eiffel, Dostoïevski ou Stendhal aussi bien qu’une édition originale des Chants de Maldoror. La vente comprend un dessin du Parmigianino, estimé 120 000 €, d’autres de Boucher ou Tiepolo, un masque mortuaire de Victor Hugo, pris par Jules Dalou, proposé autour de 3 000 €, des photographies de Jacques-Henri Lartigue, un pendentif en or de Lalique (autour de 10 000 €), une montre de Marie Louise d’Autriche (7 000 €) et encore, à moins de 1 000 €, un croquis de Fellini ou des cartes de visite de Diaghilev. Treize lots proviennent de la collection «Bonaparte», qui détient toujours un cercle d’amateurs pour le moindre des objets qu’il a touchés, dont un gant ou un étui de voyage de l’Empereur et même une boucle de ses cheveux. Certains se sont étonnés de ce mélange entre des chefs-d’œuvre de la littérature française valant des millions d’euros et des lots plus anecdotiques, à prix modique. En réalité, en accord avec le liquidateur, le commissaire-priseur a voulu, dès cette vente, marquer auprès des associations de victimes qu’il ne comptait pas dépenser son énergie exclusivement à valoriser les pièces les plus importantes, mais qu’il consacrerait autant d’efforts pour défendre les articles plus modestes dans lesquels ils ont englouti leurs économies. À cet égard, les découvertes autour du texte de Quintus Curtius peuvent offrir l’espoir que certaines pièces retrouvent une nouvelle vie en passant sous le feu des enchères.
À LA RECHERCHE D’UN MANUSCRIT MÉDIÉVAL
En remontant l’historique des Faiz et Conquestes d’Alexandre par Quinte-Curce, l’expert Ariane Adeline en a situé l’origine probable dans le nord de la France, sous influence du duché de Bourgogne. Dans la bordure du premier feuillet, l’auteur des enluminures a en effet peint les armoiries de la famille de Clèves-Ravenstein, entourées du collier de la Toison d’or, qui pourraient être celles d’Adolphe II, petit-fils du duc de Bourgogne Jean sans Peur. Il fut reçu comme chevalier de l’ordre de la Toison d’or à La Haye en 1456. De 1477 à 1482, il fut gouverneur du comté de Hainaut. À moins qu’il ne s’agisse des armes reprises par son fils, Philippe de Clèves, seigneur de Ravenstein, qui devint gouverneur militaire de Flandre.
Un artiste lillois
Le style des grisailles prononcées, aux rehauts blancs et dorés, permettent d’attribuer les miniatures à un artiste lillois, le Maître des grisailles fleurdelisées, identifié par Ilona Hans-Collas et Pascal Schandel dans leur ouvrage sur l’enluminure dans les Pays-Bas méridionaux (BnF). Par la proximité des figures, des compositions et de la gamme chromatique, ainsi que l’emploi de la semi-grisaille, le rapprochement peut se faire avec le Recueil des histoires de Troie, de Raoul Lefèvre et les Épitaphes d’Hector et Achille de Georges Chastellain, attribués à ce peintre. Un autre artiste semble avoir participé à deux miniatures, qui pourrait être le Maître de la Toison d’or de Vienne et de Copenhague, nommé à partir de son manuscrit principal, Histoire de la Toison d’or, de Guillaume Fillastre. Actif à Bruges, mais aussi à Lille, il est établi qu’il lui est arrivé de collaborer avec le Maître des grisailles fleurdelisées. Les recherches ont livré une prestigieuse chaîne de provenance. Des notations signalent l’appartenance du manuscrit, au milieu du XVIe siècle, à Louis de Créquy, «haut commandant de Haut Avesnes» («prière à ceux qui le trouveront de lui rendre», est-il indiqué), puis dans la bibliothèque du cardinal Dubois, le grand ministre de la Régence. Il apparaît dans la vente posthume de sa bibliothèque, en 1725, pour un montant de 296 livres. Il revient ensuite dans une famille d’éminents bibliophiles lillois, les Van der Cruisse, seigneurs de Waziers, qui en fait confectionner la reliure à ses armes.