La surface de la tapisserie convient à l’expression de la démesure de la nature. Six siècles de création en attestent, fil après fil et dans une profusion très réjouissante !
L’histoire de la verdure rejoint celle de la tapisserie. Jamais l’une sans l’autre. Le réseau Trame(s), constitué de cinq établissements liés à l’art tissé, s’est formé pour mettre en scène un événement majeur, collectif et transversal : cinq expositions dans cinq lieux forts de ce patrimoine de l’humanité. L’ambition de ce projet incite à explorer la relation entre la tapisserie et l’un de ses thèmes fondamentaux, la nature, et de s’interroger sur cette présence quasi permanente du végétal, comme fond, comme décor ou les deux. D’autant que le vaste champ des enchères est régulièrement parsemé de ces parcelles colorées qui, tel un herbier géant, tissent des liens avec le vivant. Prêts à lever les yeux ?
Naissance des fleurs dans les choux
Au commencement de ces paradis végétaux de laine sont les millefleurs – leur nom vient de la multitude des petites fleurs qui en parsèment le fond. Ces ouvrages médiévaux apparaissent quasi simultanément dans l’histoire de la tapisserie occidentale. Car si la technique est connue depuis l’Antiquité, ce n’est qu’à la fin du XIVe siècle qu’elle se développe en tant qu’art et devient pièce de décoration destinée aux grands de l’époque, princes et prélats. Si aujourd’hui les musées en accrochent à leurs cimaises – telle la magnifique Dame à la Licorne du musée de Cluny –, il est assez rare d’en trouver entières et en bon état sur le marché. En octobre 2011, chez Oger-Blanchet, un exemplaire de grandes dimensions (190 x 390 cm), exécuté dans les Flandres et présentant un décor central d’une grande couronne de laurier, encadrant deux angelots sur un fond bleu outremer parsemé de fleurs, était emporté à 105 000 €. Toutes sont composées de fleurs et d’herbacées au naturel, habilement réparties. Les fleurs ont leur langage, aucun hasard dans leur choix, il est question d’évoquer le renouveau du printemps, de rendre gloire à Dieu, de parler d’amour sincère, le tout pour faire passer un message moral. Lorsque des bergers viennent animer le décor, ce sont des pastorales, séries qui plaisent particulièrement à la noblesse française. Dès le XVIe siècle, dans les ateliers prolifiques du nord de la France et des Pays-Bas méridionaux, largement dominants, de nouveaux genres voient le jour. À Audenarde, cité des Flandres, puis à Enghien, en France – il est souvent difficile de différencier les productions de ces deux centres –, les feuilles de choux, aussi nommées «à grandes feuilles», «à feuilles renversées» ou «à aristoloches» explosent dans toutes les tonalités de vert, envahissant la trame pour devenir sujet principal de la verdure. Elles sont l’illustration d’une nature impénétrable se situant à la lisière du monde des hommes. Des dernières années de la Renaissance date une pièce en laine et soie à décor d’aristoloches, ponctuée de touffes de fleurs – marguerites, pavots, jonquilles, violettes, pervenches, fraisiers, silènes, digitales, ancolies – et dotée d’une somptueuse bordure, qui n’est pas passée inaperçue et a été décrochée à 200 000 € le jeudi 25 avril dernier à Saint-Étienne (Ivoire - Hôtel des Ventes du Marais). Lorsqu’il s’agit de panneaux incomplets, si les résultats sont moins spectaculaires, ils sont tout de même conséquents. Ils oscillent entre 15 000 et 25 000 € : 17 000 € pour un panneau (239 x 230 cm) à décor de feuilles de choux, feuillages, fleurs et fruits, le tout animé d’oiseaux, exécuté à Audenarde ou à Enghien au XVIe siècle (6 octobre 2019, Saint-Cloud, Le Floc’h). Le répertoire s’enrichit, des œuvres illustrant des poèmes ou des légendes comme la tenture des «Amours de Gombaut et Macé», un thème parfois imputé au poète satirique Henri Baude (XVe siècle). Ce contemporain de François Villon est l’auteur de Dicts moraux pour mettre en tapisserie. De truculentes devises sont parsemées sur le fond tissé. Le sage épisode de la Cueillette des pommes, attribué à un atelier brugeois, était ainsi reconnu à 25 520 €, en juin 2020, chez Thierry de Maigret. Il y a, entre 1500 et 1600, de la fantaisie mais aussi de la connaissance, car nous sommes au temps des grandes découvertes. Avec elles naît une curiosité nouvelle pour la science et les fruits de la nature, les plus simples comme les plus exotiques.
La verdure, c’est Aubusson !
Le XVIIe est siècle de grandeur et de gloire. La nature n’est qu’un prétexte – bien joli tout de même – décoratif aux séries mythologiques, bibliques ou historiques. Le grand goût passe avec l’avènement des Lumières. Le désir d’intimité donne naissance à la mode des scènes galantes et des paysages champêtres. Ce sont les tapisseries les plus fréquentes. Difficile de terminer une vente de mobilier-objets d’arts sans une ou deux verdures d’Aubusson. On a parfois le sentiment que chaque maison française possédait la sienne dans les années 1950-1960. Ce n’est pas tout à fait faux. L’offre étant abondante, les résultats sont assez classiques, autour de quelques milliers d’euros, plus de 10 000 € pour des modèles aux sujets inusités. Il en va ainsi des 17 851 € de celui adjugé chez Fraysse & Associés en décembre 2017. La scène champêtre, se déroulant dans un jardin à la française, a été tissée d’après un carton de Jean-Baptiste Huet. Les 6 380 € déposés le 4 juin 2020 lors d’une vente chez Thierry de Maigret honoraient une tapisserie fraîche à la construction solide autour d’échassiers s’ébattant dans un paysage bucolique animé d’un château et d’un cours d’eau. Du pur Aubusson ! Une autre, très similaire, avait retenu 6 311 € chez Binoche et Giquello en mars 2018. Sur celle-ci, ce sont des canards barbotant sur un étang au milieu d’une forêt aux frondaisons luxuriantes. 6 200 € attendaient celle présentée chez Doutrebente en mai 2019 et agrémentée de Maître Renard au pied d’un arbre… On pourrait continuer ainsi longtemps, les résultats étant assez constants.
Sous le soleil, juste au-dessous
Ivonne Papin-Drastik, directrice du musée de Lodève (voir page 19) l’affirme haut et fort : «Le mérite du renouveau de la tapisserie, devenue désuète, revient à Jean Lurçat.» Installé en 1939 à Aubusson avec pour but de lui redonner vie, il en revisite le langage technique en fournissant des cartons numérotés, en réduisant la palette des couleurs, et grâce à un tissage plus robuste. «Il développe une cosmogonie poétique et humaniste portée par une invention plastique sans cesse jaillissante. La paix retrouvée ouvre enfin la voie aux grands projets et des assistants viennent du monde entier s’initier chez lui à la tapisserie.» Ce rénovateur, travailleur acharné, n’est pas toujours reconnu à sa juste valeur. Ses pièces se vendent à quelques milliers d’euros, 7 000 € pour Coq, de 1940 (240 x 290 cm – Paris, Drouot, 18 décembre 2018. Beaussant Lefèvre). La renaissance de la technique est acquise et, à la première vision de la tapisserie, encore très inspirée du Moyen Âge, succèdent des conceptions plus modernes, transpositions de créations qui ne lui sont, à l’origine, pas forcément destinées et donnent ainsi lieu à des collaborations fructueuses entre artistes et liciers. Avec les ateliers aussi. Celui de Suzanne Goubely assure la transition vers la figure suivante, Dom Robert, des pièces des deux artistes ayant été exécutées à Aubusson sur ses métiers. Quand on parle de nature, il est impossible de ne pas être séduit par la figure éclairée de Dom Robert – de son vrai nom Guy de Chaunac-Lanzac. Retiré à l’abri des bruits du monde à l’abbaye d’En-Calcat, le bénédictin a passé sa vie monastique à édifier un univers pacifié, idyllique, un jardin fleuri dans lequel des animaux sympathiques s’ébattent en toute liberté. Ses œuvres séduisent depuis un moment déjà. 30 000 € est un résultat de départ pour les pièces plus simples de composition, les autres grimpent plus haut : 69 160 € pour Le Soleil pour témoins de 1978 (Toulouse, Primardéco-Ivoire, 5 octobre 2018) ou 52 890 € pour La Cour du chat (Rennes, 14 juin 2021. Rennes Enchères OVV). Aujourd’hui, rien n’est terminé, bien au contraire. Le dialogue est toujours fécond, le Mobilier national et la Cité internationale de la tapisserie d’Aubusson continuent de passer des commandes à des artistes contemporains. La transcription, il y a peu, des dessins de l’auteur du Seigneur des anneaux, J.R.R. Tolkien, illustrant ses récits, nous plonge dans son monde imaginaire, où la végétation est belle, féconde et enchanteresse. Dame nature n’en aura jamais fini de livrer ses trésors…
1441
Première mention de l’existence d’une association de tapissiers à Audenarde, dans les Flandres.