La publication exhaustive de la correspondance de l’artiste éclaire la richesse de ses amitiés et une personnalité plus sensible que sa réputation ne l’a jusqu’ici laissé penser.
La connaissance de la personnalité d’Edgar Degas et du contexte historique de l’impressionnisme se trouve notablement renforcée par cette publication en trois volumes de sa correspondance complète. En 1945, la parution de 248 lettres, réunies par Marcel Guérin, fut augmentée par ses courriers à Tissot dans l’édition anglaise de 1947. Le bond en avant est conséquent, puisque le corpus passe désormais de 273 lettres à 1 251. Cette minutieuse édition éclaire le rôle crucial que l'artiste a joué dans la formation du groupe des Indépendants et de ses huit expositions (de 1874 à 1886), sans omettre les manœuvres auxquelles il était prêt à se livrer pour l’élargir et l’orienter vers ses propres intérêts. Edgar Degas était contemporain du trio de peintres dont la correspondance est la plus ample et appréciée : Van Gogh, Gauguin et Pissarro. La sienne n’est pas aussi marquée que celle du troisième par sa vie personnelle – il fut célibataire et sans enfant –, même si cette dernière n’en est pas absente. Elle n’atteint pas non plus l’intérêt artistique des lettres de Van Gogh et de Gauguin, nourries par leur isolement et leur exil volontaire. À l’inverse, Degas s’inscrit dans la vie mondaine parisienne, ce qui donne une richesse soutenue à ses échanges. Nombre de ses missives portent ainsi sur des considérations prosaïques, répondant à la myriade d’invitations à dîner de ses amis de la haute bourgeoisie ou quémandant des remises à ses marchands, comme Paul Durand-Ruel. Leur auteur ne s’étend qu’à l’occasion, par exemple lorsqu’il espère en retour des nouvelles susceptibles de le consoler de l’éloignement de Paris. Ce fut le cas dans les années 1850, au cours de sa tournée d’étude à Rome et à Florence, plus tard, quand il eut à s’occuper d’affaires de famille à Naples, ou encore lors de sa visite à une branche américaine de sa famille maternelle pour six mois, fin 1872. Parmi les découvertes de l’ouvrage figurent ses courriers à Charles Deschamps, qui fut administrateur de la galerie Durand-Ruel à Londres, avant de s’installer à son propre compte. Ils confirment ce que l’on pouvait soupçonner, à savoir son intérêt soutenu dans les années 1870 pour le marché britannique, quand les ventes de tableaux s’avéraient plus difficiles à Paris. L’artiste s’y montre sensible au succès que rencontrent alors Tissot, de Nittis ou Fantin-Latour à Londres. Il est d’ailleurs convaincu que le renouveau du réalisme qu’il prône bénéficierait d’une meilleure réception outre-Manche. On découvre ainsi l’intensité du tissu relationnel qu’il nouait dans ses allers-retours en Angleterre. L’opération fut du reste couronnée d’un certain succès, même si le projet de vendre à un propriétaire de filature de Manchester son Cotton Office in New Orleans (ou Portraits dans un bureau, Nouvelle-Orléans) demeura à l’état de chimère. Grâce aux bons offices de son ami Paul Lafond, cet ambitieux portrait collectif se trouve aujourd’hui au musée de Pau.
Appareil critique
La préface de cette compilation due à Theodore Reff, professeur émérite à l’université Columbia, est un modèle. L’appareil critique est impressionnant, chaque œuvre étant reliée à des croquis – dont ce spécialiste a une connaissance sans pareille – et chaque nom, assorti d’une fiche. Les notices biographiques sont particulièrement bienvenues, étant donné que Degas disposait d’un cercle de correspondants, comptant nombre d’artistes et de peintres amateurs, bien plus large que les autres figures de l’impressionnisme. La comparaison avec la publication de 1945 permet de souligner toutes les nouvelles informations rapportées sur ses collectionneurs, ses modèles, les ballerines ou les acteurs du monde de l’opéra. La seule réserve sur cette édition bilingue porte néanmoins sur une traduction littérale en anglais qui se voudrait plus fidèle que celle de 1947, pourtant d’un excellent niveau en dépit de quelques erreurs. Citons l’incompréhension malheureuse des «Négresses si bien plantées», que Degas a pu voir en Louisiane, ou de l’expression «tableau du cru», utilisée pour qualifier Le Bureau de coton. À l’évidence, il voulait dire que la scène était l’expression d’une atmosphère locale, tel un vin en quelque sorte, et non pas, comme l’avance la traduction, qu’il pouvait s’agir d’une «première version d’une série».
Liens brisés
Cette correspondance éclaire les amitiés que Degas entretenait dans son milieu, notamment avec Henri Rouart, Berthe Morisot, le librettiste Ludovic Halévy ou Albert Bartholomé – lequel est, après Durand-Ruel, le deuxième récipiendaire en nombre de lettres collectées et qu’il orienta vers la sculpture après la mort de son épouse. Mais ses relations avec les Halévy furent irrémédiablement atteintes par son attitude manifestée dans l’affaire Dreyfus. Ludovic était un proche depuis le lycée et, dans la correspondance nourrie qu’ils entretiennent, les deux hommes se tutoient. Sa femme, Louise, était aussi l’une des meilleures amies de Degas. La rupture éclate le jour de la publication du «J’accuse…!» d’Émile Zola (1898), au sortir d’un des dîners réguliers chez les Halévy. Le peintre n’a pas supporté les arguments développés par les jeunes convives, dont le fils du couple, en faveur de l’innocence du capitaine. «Fini de rire», lance-t-il à Louise dans une lettre, lui annonçant qu’il lui «donne congé ce soir», avec l’espoir de sauver ce qui reste de leur relation : «Laissez moi dans mon coin. Je m’y plairai. Il y a de biens bons moments à se rappeler. Notre affection, qui date de votre enfance, si je laissais tirer plus longtemps dessus, elle casserait.» Ainsi emmuré dans une position conservatrice, Degas n’assiste pas aux funérailles de Pissarro, ni à celles d’Halévy. La tournure antisémite qu’il adopte alors créera des douleurs dont il aura à se repentir. En revanche, le lecteur espérant en savoir davantage sur ses rapports avec Manet, Pissarro, Cassatt ou Gauguin risque d’être déçu, leurs lettres n’étant pas parvenues jusqu’à nous. On sait pourtant, par l’intéressé, combien Gauguin lui était reconnaissant de ses achats réguliers. Tout juste apprenons-nous qu’il l’a invité en 1881 chez lui à Vaugirard pour une «cérémonie», loin de ses quartiers de la rive droite. Reff suggère que le motif ait été le baptême du quatrième enfant de Gauguin, mais peut-être s’agissait-il de leur premier échange de tableaux ? D’une lettre à Caillebotte, conseillant des poudres argentée ou dorée trouvables chez le fleuriste pour décorer les éventails, on peut se demander si le conseil n’a pas profité en fait à Gauguin davantage qu’à celui-ci. Si les références aux aspects techniques de «ce damné art» sont relativement rares, cette édition fait revivre la sensibilité d’un homme qui a souffert d’une réputation de misanthrope et de réactionnaire obstiné. Elle bannit une fois pour toutes l’idée de sa misogynie : Degas apportait un soutien constant à des amis blessés ou endeuillés, hommes et femmes confondus. Curieusement, il a beaucoup écrit sur du papier de faire-part de deuil, pour des raisons qui nous échappent encore. Aux difficultés oculaires subies sa vie durant s’ajoutaient des problèmes rénaux. Avec l’âge, sa correspondance gagne néanmoins en ironie, par exemple lorsqu’il proteste contre le régime spartiate des cures thermales passées au «damné Cauterets», dans les Pyrénées. C’est avec joie que l’on découvre comment, au château des Valpinçon, il se prit à des jeux de rôle avec les adolescents, transmettant des courriers d’amoureux maladroit à la jeune Hortense et sa cousine pour leur fixer un rendez-vous romantique près de l’étang, avec cet avertissement : «Je ne sais pas nager. C’est la mort si vous tardez.» Il est aisé de comprendre pourquoi Edgar Degas était un invité apprécié des hôtesses du Tout-Paris et de leur famille.