Le 1er mars, le Conseil des ventes volontaires organisait avec l’Académie des beaux-arts le colloque « Les NFT, évolution ou révolution dans le monde de l’art ? », un sujet hautement sensible à l’heure où leur ventes est désormais autorisée aux enchères en France.
L’explosion des NFT comme des cryptomonnaies a laissé en chemin les juristes, les fiscalistes, les régulateurs, les États. Appliquée à la création artistique, elle apparaît comme une formidable opportunité, mais tiendra- t-elle ses promesses ?», s’interrogeait le président du Conseil des ventes Henri Paul en introduction du colloque «Les NFT, évolution ou révolution dans le monde de l’art ?». Le mathématicien Étienne Ghys, secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences, expliquait ensuite ce que sont les NFT (non fongible tokens ou «jetons non fongibles») : «un fichier informatique énorme formé d’un grand nombre de composants, des jetons, décentralisé – un réseau de milliers d’ordinateurs répartis dans le monde fait des copies absolument identiques de ce fichier – et infalsifiable, toute modification par un membre du réseau serait immédiatement repérée par les autres et invalidée. Chaque jeton NFT a un propriétaire unique reconnu par tous grâce à une signature électronique, même si tout le monde peut en profiter librement. Ce propriétaire peut vendre son jeton sous le regard collectif. La transaction est publique et écrite dans un grand fichier commun, la chaîne de blocs ou Blockchain, un grand livre de compte de 15 millions de pages dont tout le monde possède la même copie. Le qualificatif de «non fongible» est associé à son caractère unique. Un NFT n’est pas fongible : je peux le vendre mais il restera unique, il ne fera que changer de propriétaire.» Étienne Ghys tentait d’éclairer ainsi «une situation ubuesque qui a permis d’acheter 1,36 M$ un fichier contenant un seul pixel (une œuvre du crypto-artist Pak chez Sotheby’s, le 15 avril 2021, ndlr), un monde décentralisé et anarchique».
Poison et remède
Face à ces NFT qui ne sont «régis par aucun cadre juridique propre», qui s’inscrivent dans le «domaine très peu réglementé» des crypto-actifs, où «les risques sont immenses face à la volatilité et les fraudes, qui peuvent engendrer des pertes de capitaux» et sont «un terrain fertile pour le blanchiment et le financement d’activités illicites», selon Charles Moussy, directeur de l’innovation et de la finance digitale à l’Autorité des marchés financiers, mieux vaut adopter une hauteur de vue. L’économiste Françoise Benhamou s’est prêtée à l’exercice avec brio, évoquant le concept grec du pharmakon, à la fois poison et remède, pour qualifier le NFT. Le paradoxe veut que ce soit un titre de propriété en même temps qu’un outil d’authentification et de suivi des ventes mais aussi de spéculation et d’anonymisation des acheteurs (sous pseudonyme) via des paiements en cryptomonnaies. De plus, affirme-t-elle, «les NFT recréent de l’unicité dans un univers de multiples». Autrement dit, tout le monde peut voir et copier une œuvre d’art numérique sur le Web, mais seul celui qui possède le NFT en a la propriété. Et de souligner les «exubérances irrationnelles» (un terme de l’économiste Alan Greenspan) de ces jetons non fongibles sur les marchés financiers face à leur engouement spéculatif mondial. Les ventes de NFT s’élevaient en 2021 à 40,9 Md$ (d’après un rapport de Chainalysis) et ont connu cette année une croissance exponentielle de 21 000 % (d’après NonFungible.com) formant, selon l’économiste Nouriel Roubini, une bulle spéculative. Seule solution, «prendre le train de l’innovation et réguler», préconise Françoise Benhamou. Un avis partagé par Marie-Anne Ferry-Fall, directrice générale de la Société des auteurs dans les arts graphiques et plastiques (Adagp), qui animait une table ronde consacrée à «la création à l’heure des NFT». «Maintenant que l’euphorie post-Beeple est retombée, s’esquisse ce qui pourrait être un marché de l’art numérique structuré, offrant des opportunités réelles aux artistes dans un cadre sécurisant pour rassurer les collectionneurs sur ce qu’ils achètent. Ce qui nous manque encore, c’est la confiance. Au stade de la création du NFT – il faut prouver que c’est une œuvre de l’artiste –, au stade de la commercialisation : certains acteurs ultra-dominants comme la plateforme de marché Opensea imposent d’accorder des licences d’utilisation extrêmement larges. On peut accorder le droit de profiter de son œuvre, de l’afficher, mais s’il y a commercialisation subséquente, il faut rémunérer les artistes. Au stade de la circulation, on est loin d’avoir un encadrement juridique capable de tenir compte de la législation applicable, et d’apporter des solutions techniques aux problème de faux et de contrefaçon», résume-t-elle.
Biens incorporels
La question est d’autant plus urgente que les NFT s’exposent et se vendent déjà dans les métavers, ces univers 3D immersifs accessibles sur le Web, ou à l’aide d’un casque de réalité virtuelle, que le visiteur explore sous forme d’avatar. Ainsi, l’artiste pionnier du Net art Valéry Grancher, qui rappelait à juste titre qu’«exposer des œuvres immatérielles n’est pas neuve», montre ses créations de NFT sur la galerie virtuelle @achetezdelart, du métavers oncyber.io, dans un espace qui ressemble beaucoup aux online viewing rooms des foires d’art contemporain. «Jusque-là le marché des œuvres d’art numériques n’avait pas pris, en raison de la possibilité de copier-coller. L’unicité du NFT, et plus généralement la Blockchain, permet aujourd’hui à l’art numérique de trouver son marché», se réjouit Pierre Fautrel du collectif Obvious, créateur d’images à partir d’algorithmes. Pour autant, il se montre dubitatif envers le métavers : «On n’a rien vu chez Meta. Chez Sandbox et Decentraland ce n’est pas prêt, la “hype” du moment autour des métavers ne nous semble pas corrélée à la réalité scientifique», ajoute-t-il. La curatrice indépendante Aude Launay est encore plus claire : «Les NFT ne sont pas un médium, ils sont un moyen au service de la marchandisation de l’art. Quant à un métavers comme Cryptovoxels, il reproduit en moins bien l’expérience d’une visite dans une galerie.» Marcella Lista, conservatrice en chef des nouveaux médias du Centre Pompidou, n’a pas encore acquis de NFT d’art (ou crypto-art) et réfléchit à la manière de les montrer. Gauthier Zuppinger, cofondateur du site NonFungible.com, invité de l’une des tables rondes, rappelle que «le marché des NFT d’art ou crypto-art, définis comme des créations à vocation artistique, dont au moins une partie de l’œuvre existe de manière numérique sur une Blockchain», s’élevait à environ 3 Md$ en 2021, soit 9 % seulement du volume global des NFT (hors «collectibles» comme les Crypto-Punk ou les Bored Ape Yacht Club, séries générées par des algorithmes qui font des records). «Et seuls 260 M$ ont été générés en 2021 par les maisons de ventes anglo-saxonnes», précise-t-il. Quelques opérateurs français ont aussi tenté en 2021 de proposer des NFT, mais la législation leur interdisant alors de vendre des biens incorporels, ils ont été contraints de les accompagner d’un jumeau physique – photo ou vidéo par exemple – et à des prix relativement modestes. La vente de biens incorporels étant autorisée depuis le 1er mars dernier, des vacations exclusives de crypto-art sont déjà annoncées, comme celle de Fauve Paris, le 10 mars (Pak, Beeple, XCopy, RTFKT et Takashi Murakami, etc.). Cependant, redoute Cyril Barthalois, «ouvrir d’un coup d’un seul les vannes de la vente de biens incorporels sans précaution et sans limite, c’est prendre le risque de noyer un marché naissant. Accepter les cryptomonnaies comme moyen de paiement sans cadre est un danger bien plus grand encore». À ce jour, le marché des NFT d’art se fait donc essentiellement sur les plateformes en ligne comme Opensea, même si «certaines galeries comme Pace ont leur propre plateforme, et des foires comme Frieze ou Art Basel ont des programmes dédiés», rappelle Anders Petterson, directeur d’ArtTactic. De surcroît, «des artistes qui ne vivaient pas de leur art en vivent aujourd’hui, sans l’intermédiaire de galeries», souligne la crypto-artiste Albertine Meunier. «L’enjeu est de savoir si les collectionneurs, la communauté des follower, et les maisons de ventes ont le pouvoir de certifier la valeur artistique à long terme», analyse la sociologue de l’art Nathalie Heinich. «La loi publiée le 1er mars le permet désormais : elle va donner le pouvoir aux maisons de ventes d’estimer une valeur. C’est une énorme responsabilité», conclut Henri Paul.