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Collection Bélime, réminiscence d’une passion moderne de l’entre-deux-guerres

Publié le , par Christophe Provot
Vente le 04 avril 2023 - 14:30 (CEST) - Salle 2 - Hôtel Drouot - 75009

Miro, Léger, Utrillo, Lurçat, Hodé… Autant de noms réunis par un couple qui a marqué la création de son temps : celui que formaient Henri Laugier et Marie Cuttoli.

Jean Lurçat (1892-1966), Femme debout avec loup, huile sur toile, 130 x 67,5 cm (détail).... Collection Bélime, réminiscence d’une passion moderne de l’entre-deux-guerres
Jean Lurçat (1892-1966), Femme debout avec loup, huile sur toile, 130 67,5 cm (détail).
Estimation : 8 000/12 000 

Si le nom de Bélime ne vous dit peut-être rien, il en va certainement différemment de celui de Laugier. Mais pour comprendre le lien entre ces deux familles, un peu de généalogie s’impose. Mme Bélime (née Bernadette Fortin), dont la collection est ici dispersée, était la belle-fille de Jean Bélime (1891-1976) – auteur, traducteur littéraire et musicologue, fondateur en 1920 avec Henry Prunières de la Revue musicale, dont il fut rédacteur en chef jusqu’en 1937 – et de son épouse Lucile, née Laugier (1892-1991) – professeure honoraire à l’école hôtelière de Paris et autrice de quelques ouvrages spécialisés tels Le Livret de puériculture (1924) ou Les Clés de la cuisine française (1951). Lucile était elle-même sœur d’Henri Laugier (1888-1973). Physiologiste de son état, bourreau de travail, fervent défenseur de l’école unique, il contribua à la fondation de nombreuses institutions d’ampleur nationale et internationale. Cet amoureux des arts et de la littérature constitua, sur près d’un demi-siècle, une très importante collection d’art avec sa compagne Marie Cuttoli (1879-1973). C’est une partie de cette fameuse collection qui sera bientôt soumise au feu des enchères, dont une toile de 1922, inédite, de Maurice Utrillo, La Gendarmerie à Bessines, prisée 20 000/30 000 € € (voir page 15). Et la boucle est bouclée. 1923 est une année charnière pour Henri Laugier, de celle qui bouscule toute une vie. C’est effectivement en octobre de cette année qu’il rencontre Marie Cuttoli, de neuf ans son aînée, et qui partagera sa vie pendant cinquante ans. Entre eux, l’entente et la complicité sont immédiates. Comment ne pas parler ici de celle qui ressuscita l’art de la tapisserie, le faisant entrer dans la modernité en même temps qu’elle se met à collectionner des artistes ayant pour noms Braque ou Picasso ? Fille de limonadier, Marie Bordes partage sa vie entre la France et l’Algérie, où elle se rend pour la première fois en 1920, après son mariage avec Paul Cuttoli, maire de Philippeville (actuelle Skikda). Là, découvrant le travail des jeunes brodeuses de la médina, elle a l’idée de leur faire réaliser des pièces d’après des dessins d’artistes qu’elle choisit personnellement. C’est ainsi que naissent en Algérie les première broderies réalisées sur des croquis de Natalia Gontcharova. Voulant faire connaître ses créations à Paris, Marie Cuttoli ouvre en juillet 1922, dans le 8e arrondissement, une boutique de mode et de décoration qu’elle baptise Myrbor, acronyme de Myriam Bordes. Gontcharova en dessine le logo et les encarts publicitaires. Si les débuts sont difficiles, le succès finit cependant par être au rendez-vous. La boutique connaîtra trois agrandissements successifs jusqu’en 1929, année où Marie décide de faire appel aux tapissiers d’Aubusson. Elle passe commande, auprès d’artistes tels que Rouault, Lurçat, Coutaud, Dufy, Picasso où Laurens, de cartons qu’elle transforme en chefs-d’œuvre textiles. Elle compte dans sa clientèle Helena Rubinstein, une amie proche, ou encore Jacques Doucet.
 

Maurice Utrillo (1883-1955), La Gendarmerie à Bessines, 1922, huile sur toile, 33 x 46 cm (détail). Estimation : 20 000/30 000 €
Maurice Utrillo (1883-1955), La Gendarmerie à Bessines, 1922, huile sur toile, 33 46 cm (détail).
Estimation : 20 000/30 000 
Un écrin rue de Babylone
Commençant à collectionner tôt, dès le début des années 1920, Marie Cuttoli accroche dans son appartement du boulevard Raspail les toiles de jeunes artistes qu’elle a découverts : Braque et Miró. Mais c’est avec Henri Laugier, lui-même collectionneur, que sa passion pour l’art va prendre une tout autre dimension. En 1935, Marie découvre qu’un duplex est à louer dans le 7e arrondissement, une adresse qui deviendra mythique : le 55, rue de Babylone. Bien des années plus tard, il sera acquis par Yves Saint Laurent et Pierre Bergé. Les 800 mètres carrés avec jardin forment un écrin rêvé pour la collection de tableaux et de tapisseries d’Henri et Marie. Les œuvres se déploient à touche-touche, et l’on s’imagine sans peine L’Homme debout (1926, 4 000/6 000 €) et la Femme debout avec loup (8 000/12 000 €) de Jean Lurçat côtoyer la très géométrique Composition (5 000/ 6 000 €) d’Attilio Salemme ou celle, sinueuse et colorée, de Joan Miró (350 000/400 000 €, voir page 6). Le couple reçoit beaucoup. Des personnalités aussi diverses que Léon Blum, Man Ray ou Helena Rubinstein se croisent régulièrement chez eux. Avec l’aide du célèbre décorateur Barnes, Marie organise des tournées dans les capitales étrangères, exposant et vendant ses tapisseries. En 1963, Henri Laugier et Marie Cuttoli lèguent une partie de leur collection au musée national d’Art moderne avant de se retirer dans leur villa d’Antibes, «Shady Rock», jusqu’à leur disparition en 1973, à trois mois d’intervalle. Le couple n’ayant pas eu d’enfant, c’est naturellement que certaines des œuvres restantes furent léguées par Henri à sa sœur Lucile, qui les transmit elle-même à son fils Paul-André, pour finalement échoir à la veuve de ce dernier, Bernadette. Avec elle, c’est le témoignage d’une vie faite d’amitié, de passion et d’audace qui s’efface. Mais c’est aussi l’occasion de redécouvrir des œuvres qui jusqu’ici étaient tombées dans l’oubli ou n’étaient pas connues. Une apparition aussi soudaine qu’inespérée avant qu’elles ne redisparaissent… jusqu’à une prochaine fois.

 
Jean Lurçat (1892-1966), Femme debout avec loup, huile sur toile, 130 x 67,5 cm (détail). Estimation : 8 000/12 000 €
Fernand Léger (1881-1955), Portrait de femme, 1929, huile sur toile, 65 x 46 cm 
Estimation : 150 000/200 000 €. Adjugé : 360 240 €

Fernand Léger sort du cadre
Ce Portrait de femme peint par Fernand Léger en 1929, précède d’un an la Composition proposée dans la même vente (100 000/150 000 €), et le retour de l’artiste à la grande tradition picturale et à la figure. C’est grâce à ses multiples collaborations que Léger s’est ouvert à d’autres champs de création. Sa fascination pour le cinéma l’amènera à travailler avec les réalisateurs Abel Gance et Marcel L’Herbier, et à réaliser en 1924 Le Ballet mécanique, considéré comme «le premier film sans scénario». Il retiendra de cette expérience le principe du gros plan dans ses peintures et celui du sujet unique. C’est le cas ici avec cette femme représentée en buste – il s’agit de Maria Lani, actrice polonaise, modèle pour de nombreux artistes – occupant la quasi-totalité de la toile et seulement isolée du fond uni par un épais trait jaune, semblable à un halo. Si la femme apparaît dans l’œuvre de Léger comme sujet unique de ses tableaux dès 1912-1913, c’est à la fin des années 1920 qu’il multiplie ce type de représentations avec le cycle des «objets dans l’espace» (1928-1932), où des personnages et des objets usuels flottent dans un espace indéterminé. Empreinte d’une dimension dramatique certaine – la position des mains sur le visage de la femme semblant souligner un mal-être intérieur – et se démarquant par l’intensité de son sujet, l’œuvre ne laisse pas indifférent. Elle fut prêtée au musée des Arts décoratifs de Paris dans le cadre de l’exposition Léger, de juin à octobre 1956. Inédite sur le marché, elle devrait sans peine dépasser son estimation.
 

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