Bien sûr, il possède des connaissances et une expérience approfondies, mais l’originalité de sa bibliothèque est assurément l’appétit et l’amour du livre, du plus humble au plus somptueux, portés par ce curieux dans le sens noble du terme.
Le livre offre un univers toujours renouvelé, explore autant le monde des idées que les continents ; il permet aussi de simplement goûter le rythme d’un poème ou de la phrase d’un roman. Depuis la plus haute Antiquité, il est apprécié, convoité et symbole de pouvoir. Ou encore comme dans le cas présent , aimé pour tous ses usages, les correspondances tissées de l’un à l’autre grâce aux choix du collectionneur, qu’effraie le désintérêt actuel pour cette forme culturelle. À l’heure de Twitter et autres réseaux sociaux, le temps lent du livre serait en passe de disparaître, s’inquiète ce passionné qui a consacré sa vie à la bibliophilie. On ne pourrait alors que regretter la rupture de la chaîne de passionnés de l’écrit, qui ont aussi conservé d’humbles témoins des siècles passés. Sans omettre le goût pour la reliure, fil conducteur de cette bibliothèque. Dès l’origine, le manuscrit ou le texte imprimé est protégé par des sacs ou des boîtes. Viendront enfin les reliures. Les moines cisterciens utilisent pour les ouvrages courants une technique de base : plats souples de parchemin, dos renforcé par une lanière de cuir aux coutures apparentes. C’est le cas pour un exemplaire de Consolatorium timoratae conscientiae, par Johannes Nider (1380-1438, Paris, Ulrich Gering, 16 décembre 1478). Compilation, selon les termes de l’auteur, de textes de saint Thomas, des pères de l’Église et de moralistes de Philippe le Chancelier à Albert le Grand, il fut considéré à l’époque comme un texte important pour la théologie morale, abordant les cas de conscience en s’adressant aux âmes taraudées par le doute et les scrupules et il devait être maintes fois imprimé. Cet incunable aux caractères romains autre nouveauté essentielle pour la facilité de la lecture , a été relié à la manière des livres de comptes florentins par les moines de l’abbaye de Clairvaux. Estimé autour de 10 000 €, l’ouvrage a figuré entre autres dans la bibliothèque de Léon Gambetta, anticlérical notoire et fin amateur de livres anciens.
D’un confrère l’autre
D’autres volumes sont de véritables chefs-d’œuvre alliant édition rare, recherche typographique, illustration somptueuse, atelier de reliure renommé de l’époque et lignée de provenance. C’est le cas d’un exemplaire de La Mer des histoires, deux tomes en un volume in-folio gothique retraçant les événements légendaires et historiques depuis la création du monde. Le second tome porte sur l’histoire de France jusqu’au règne de François Ier, les premiers incunables s’arrêtant à la mort de Louis XI. L’exemplaire de cette bibliothèque est paru à Paris, en 1536, imprimé par Nicolas Couteau, pour le libraire Galliot du Pré ; la reliure à la grecque en maroquin lavallière, au dos orné d’une bordure de rinceaux dorés, a été réalisée vers 1555-1560 dans l’atelier parisien du relieur du roi, sans doute Claude Picques, dont le nom est souvent associé à un décor de motifs de trèfle (voir photo page 17). Que dire de l’illustration des bois gravés figurant déjà dans les éditions de 1487 et de 1491 ? «L’une des plus précieuses productions de la gravure sur bois au XVe siècle», s’extasie encore Georges Duplessis dans la seconde moitié du XIXe siècle. Et, provenance particulièrement émouvante pour le collectionneur, cet exemplaire est celui de l’un de ses illustres confrères, Édouard Rahir, expert et bibliophile, dont il porte l’ex-libris. Son évaluation autour de 80 000 € est à la hauteur de tant de qualités prestigieuses. Que l’on retrouve néanmoins dans un exemplaire de Tite-Live provenant de la bibliothèque de Giovianni Battista Grimaldi (voir page 54), ainsi que dans Il Decamerone…, une édition vénitienne de 1546 de Gabriel Giolito, dédicacée à la dauphine Catherine de Médicis et habillée d’une reliure romaine de présent aux armes de François Ier, par Niccolò Franzese (alias Nicolas Fery), installé à Rome de 1526 à sa mort, vers 1570. Ce témoin des échanges fructueux, nullement à sens unique, entre l’Italie et la France, attendu à 50 000 €, n’a cependant peut-être pas été offert au roi, l’inventaire de sa «bibliothèque de voyage» n’étant pas parvenu jusqu’à nous.
Curiosités humbles ou somptueuses
Dès le Moyen Âge, les ouvrages les plus précieux sont recouverts d’ivoire et d’étoffes somptueusement travaillés. Plus tard, on retrouve une reliure de l’époque en soie brodée de fleurs en relief, de fils d’or et d’argent, pour des Heures royales, et devotes prieres dediées au roy. Par le R. père Le Bossu, de la Compagnie de Jesus, Paris, Jean Cochart, 1670 (3 000 €). Concernant les siècles suivants, comment ne pas remarquer celle aux plats en porcelaine de Sèvres par Louis-Joseph Bourdon Desplanches (voir photo page 12) et une autre, aux armes de l’impératrice Marie-Louise, ornée d’une résille d’acier pour Le Dentiste des dames. Ouvrage dédié au beau sexe, par Joseph-Jean-François Lemaire, dentiste pratiquant à Paris (voir photo page 15). Le XVIIIe a connu un développement éditorial extraordinaire dans tous les domaines : la lecture se répand dans les classes bourgeoises et autres catégories sociales encouragées par l’apparition de cercles de lecture, comme celui situé à Amsterdam, qui proposait à ses lecteurs Point de lendemain, premier roman de Dominique-Vivant Denon paru anonymement dans Mélanges littéraires ou Journal des dames (juin 1777), titre dont Claude-Joseph Dorat venait de reprendre la direction en mars (voir photo ci-contre). Le tragique de la vie des tranchées sourd de l’humble reliure d’un exemplaire de l’édition originale (Paris, 1916, un des 165 numérotés sur papier de Hollande) du Feu (journal d’une escouade) d’Henri Barbusse : elle est faite de la culotte bleue criblée d’éclats d’obus de Georges G. Lang, sous-lieutenant au 22e bataillon des chasseurs alpins. Le texte émouvant décrit la réalité d’un conflit où les hommes sont désignés comme des abstractions choses, paquets, masses, blocs… Même décrite crûment, la guerre se prête à un rythme poétique et à une esthétique d’une grande nouveauté. Le récit de Blaise Cendrars, J’ai tué, est publié en 1918 avec des illustrations de Fernand Léger, ses premières. L’écrivain utilise une phrase hachée, tel le staccato d’une mitrailleuse, tandis que le peintre y puise une inspiration dite «tubiste». «J’aime les formes imposées par l’industrie moderne», écrit-il à Léonce Rosenberg l’année suivante. Cette œuvre (voir page de gauche), reçut en 1995 une reliure par Jean de Gonet, qui nous précise que « la première a été réalisée en 1989 ». Il explique ainsi la genèse de son art : « Je me suis concentré sur la facture de cet objet, modifiant, dans un premier temps, la réalisation du corps d’ouvrage dans le but de le rendre plus facile à manier et plus souple.Ces nouvelles techniques m’ont ensuite permis d’utiliser nombre de matériaux juqu’ici étrangers à la reliure et d’inventer pour eux de nouvelles façons de les mettre en valeur, avec une fausse simplicité proche de celle que l’on peut observer dans les beaux-arts japonais.Les bavardages du relieur sur un texte me semblaient superflus, par contre une reliure agréable à regarder et à tenir dans la main est une très bonne introduction à la lecture.» Cette bibliothèque est en lien avec le seul objet qui compte pour le collectionneur : le livre. Reliures somptueuses ou modestes revêtent aussi bien des écrits religieux que des ouvrages scientifiques, des monuments de la littérature que des textes plus confidentiels.