Sa collection d’objets de tabletterie va connaître le jeu des enchères, dévoilant aussi son ancrage scandinave. Pureté des lignes, préciosité des matériaux, esprit unique… À la recherche du grand art en minuscule.
De l’îlot rocheux de son enfance Christianso dans la Baltique, vingt-deux hectares à peine , Christian Fjerdingstad (1891-1968) a retenu le sens du dépouillement. Un père gardien de phare et une forteresse utilisée comme lieu de bannissement : la solitude devait être sa principale compagne, la minéralité son domaine et la mer, son seul horizon. On comprend pourquoi il explorera tant l’univers marin dans ses créations et pourquoi il choisira d’établir son atelier à Skagen, là où les eaux du Nord se chevauchent. Ensuite, son père étant envoyé dans des postes moins austères l’île de Bornholm, les plages du Jutland , le garçon poursuit ses explorations, ramassant des bois flottés, des coquillages et des galets d’ambre ; plus tard, il s’intéressera à la corne blonde et à l’ivoire avant de découvrir les dents de narval, autant de matériaux inédits qui stimuleront son imagination féconde. Sa curiosité n’aura jamais de limite. Dans la préface de l’ouvrage publié à l’occasion de l’exposition «Ambre et Argent, Christian Fjerdingstad un orfèvre danois» (éd. Somogy, 1999) la première consacrée à l’artiste en France , Frédéric Chappey, alors conservateur au musée d’Art et d’Histoire de L’Isle-Adam, se souvient qu’au cours d’une promenade en forêt le créateur avait ramassé un objet en métal tout oxydé… qui s’avérera être une boucle de ceinture de l’époque médiévale !
Aux côtés de l’avant-garde
Des petits cailloux ramassés et qui, mis bout à bout, mènent Fjerdingstad sur le chemin de l’art, pour devenir l’un des plus talentueux représentants de l’art déco danois. Le père apprend à son garçon à tailler l’ambre, qui devenu jeune homme entre en apprentissage chez un orfèvre régional avant de découvrir, fasciné, le travail de Georg Jensen et de décider de s’installer à Copenhague pour apprendre à ses côtés. Mais malheureux dans la capitale, il la quitte pour fonder un atelier à Skagen, dont l’expansion sera stoppée par le déclenchement de la Première Guerre mondiale. Homme engagé, Fjerdingstad rejoint la Légion étrangère pour combattre aux côtés des Français. Gravement blessé, il est soigné et réformé avant de décider de s’installer en France. Deux fées vont se pencher sur sa civière : Fernand Léger, son voisin de Fontenay-aux-Roses, et le célèbre couturier Jacques Doucet. Celui-ci découvre le travail du Danois au Salon d’automne de 1921 ; il est son premier acheteur. «Vous avez vendu à Doucet ? Alors, vous êtes lancé maintenant», se serait exclamé l’ami Léger. De fait, le succès accompagne ses premiers pas dans le milieu de l’avant-garde parisienne. Ses œuvres collent parfaitement avec cette nouvelle esthétique en train de prendre le pouvoir : l’art déco. «Sans rien perdre de sa culture scandinave, l’artiste va s’en imprégner», précise Emmanuel Eyraud. De cette fusion naissent sculptures, coupes, boîtes ou bougeoirs en accord avec les lignes pures de la première et dans les matériaux inédits de la seconde. En 1924, l’entreprise Christofle, aux premières loges de la modernité, lui confie le soin de dessiner sa nouvelle collection. Celle-ci fera sensation lors de la fameuse exposition de 1925. Ses pièces en argent, associant souvent des éléments naturels, occupent la place centrale du stand ; elles n’ont rien à envier à celles de Jean Puiforcat, Georg Jensen le maître admiré et Gérard Sandoz. Leur vocabulaire formel novateur les inscrit dans le luxe, avant leur diffusion en métal argenté sous la marque Gallia. La maison d’orfèvrerie finance l’installation et le fonctionnement de l’atelier de L’Isle-Adam, où Fjerdingstad a choisi de poser ses outils. La collaboration s’arrêtera en 1941, ayant tracé les plus belles années des deux grands noms comme le détaille Anne Gros (voir encadré ci-dessous). En témoigne aussi cette paire de candélabres à quatre bras de lumière autour d’une dent de narval (20 000/30 000 €, voir photo page de gauche).
Petits poissons de juin
Les pièces proposées dans cette vente sont inédites. De provenance familiale, elles n’ont jamais été présentées sur le marché. Elles parlent à l’intime, puisque Fjerdingstad avait choisi de les conserver dans sa collection personnelle. Elles ne sont pas nombreuses, une trentaine tout au plus, apparemment utilitaires, petites par la taille mais grandes par la simplicité de leurs lignes fluides, épurées, et par l’emploi de matières aussi précieuses que rudes à travailler, «toutes modelées et polies avec beaucoup de dextérité», souligne l’expert. Leur raffinement les lie à celles de créateurs comme Eugénie O’Kin (1880-1948) et Henri Simmen (1880-1963), ou encore Georges Bastard (1881-1939). Pas de hasard, parmi ces objets personnels, on retrouve pas moins de dix poissons. Aucun n’est identifiable, tous se veulent une évocation du monde marin, qu’il s’agisse de la sculpture en corne blonde et corne brune au socle en ébène (4 000/6 0000 €), de celle en ambre rouge montée en argent et reposant sur une base en corne (5 000/8 000 €) ou de celle à poser, en corne gravée (2 000/3 000 €)… Placés dans la vitrine spécialement conçue pour les abriter, ils font écho à son île natale et à ces mots extraits de son autobiographie, Escapade dans le passé ou la vie d’un Danois en France (éd. du Rocher, 1967) : «Un immense bloc de granit qui émerge de l’eau sombre de la mer Baltique, entouré de plusieurs îlots et de récifs noirs qui ressemblent à des baleines pétrifiées. Des baleines qui, dans la nuit des temps, auraient arrêté leur course pour monter la garde autour de l’île.» La Scandinavie est terre de légendes et de mythes, et Fjerdingstad, son fils nourri de ses histoires.