Parmi les récentes acquisitions du château d’Écouen figure une tenture flamande de cuir peint, oubliée au fond d’une galerie parisienne. Datant du XVIIe siècle, elle illustre la Bataille de Gelboë, durant laquelle le roi Saül, blessé, ne supportant ni la défaite ni la mort de trois de ses fils, se suicide avec son épée. Une pièce rarissime, et un trésor pour le musée, qui détient deux autres de ces éléments de décor typiques de l’époque, l’un réalisé à Bruxelles, l’autre à Anvers, et dont il est seul, en France, à conserver la trace. Chaque année, entre dix et quinze œuvres sont ainsi accueillies dans ses murs. Depuis l’ouverture en 1977, un bon millier de pièces a enrichi le fonds Renaissance du musée de Cluny, qui compose la base de la collection d’Écouen. Aujourd’hui, il en gère plus de 11 000, retraçant la création artistique européenne de la période dans les arts décoratifs, l’orfèvrerie, la céramique, la verrerie, les arts du textile et du métal.
Ne rien perdre de vue
La politique d’acquisition de Thierry Crépin-Leblond, qui a pris les rênes de l’institution en 2005 (voir interview page 194), repose sur deux axes : combler les éventuelles lacunes de la collection et saisir les opportunités, en maintenant une activité de veille constante sur le marché. Un noyau de huit personnes, conservateurs et chargés d’études documentaires, assure la vigilance. La Gazette Drouot est scrutée, et les catalogues de ventes épluchés. Des relations sont entretenues avec les acteurs des sociétés d’enchères et les marchands, spécialistes de la Haute Époque, français et étrangers. Occasion de rencontres, les foires internationales, notamment Maastricht et la Biennale des antiquaires, à Paris, constituent des terrains de repérage privilégiés, tout comme les expositions, dans lesquelles se dévoilent parfois des œuvres, détenues en mains privées, susceptibles d’être un jour remises sur le marché. «Ne rien perdre de vue, avoir de la mémoire» : tel est le credo du maître des lieux. Mais les rapports entre le monde des musées et le marché de l’art s’avèrent souvent délicats. «Autrefois, ils étaient plus simples, analyse Thierry Crépin-Leblond. Au XIXe siècle, les conservateurs pouvaient conseiller les collectionneurs.» Depuis l’après-guerre, à mesure que le marché se développait, les liens entre les deux parties se sont distendus. «Ces dernières années, estime-t-il, on a trop présenté les œuvres sous l’angle de l’investissement financier, au détriment de leur intérêt artistique.» Des cotes parfois artificielles ont accentué la défiance. Durant la décennie 1990, la céramique d’Iznik, l’un des joyaux du château d’Écouen, s’est ainsi enflammée. Et dans la foulée, la majolique italienne est devenue un refuge de placement. À présent, c’est l’émail de Limoges qui opère un retour en grâce, sous l’effet, peut-être, avance le conservateur, de la très médiatique vente Bergé-Saint Laurent organisée en 2009 par Christie’s à Paris.
Des collections des musées servant d’étalon au marché
«Marchands et conservateurs doivent retrouver des conditions sereines d’échange, insiste Thierry Crépin-Leblond, parce que nous avons tout à gagner à travailler en bonne intelligence, entre notre savoir et leur coup d’œil, leur flair. Et ceci d’autant plus que les collections des musées servent d’étalon au marché. Pour ma part, de toute manière, lorsque je repère des œuvres, j’examine d’abord leur valeur esthétique, historique, et je n’aborde qu’ensuite les questions de prix.» Reste ensuite à trouver les moyens financiers. Ce qui n’est pas une mince affaire. Le château d’Écouen ne disposant pas d’un budget spécifique aux achats, ces derniers dépendent des crédits d’acquisition des musées nationaux, de plus en plus réduits (1,2 M€ en 2016). Pour les pièces exceptionnelles, il est possible de recourir au Fonds du patrimoine. Et bien sûr au mécénat, encouragé par les lois de 2002 et 2003, qui accordent des déductions fiscales aux entreprises (à hauteur de 90 % pour les œuvres classées «trésors nationaux» ou labellisées «d’intérêt patrimonial majeur»). Encore faut-il s’attirer les bonnes grâces des candidats.
L’art d’acquérir des œuvres
En quatre décennies d’existence, et malgré des budgets serrés, le musée a pu effectuer des acquisitions majeures. En 1987, lors de la vente de la collection Ganay, menée par Sotheby’s à Monaco, une rare aiguière en céramique de Saint-Porchaire a été achetée l’équivalent de 670 000 €. En 1991, proposée par la galerie Chevalier, la tenture des Fruits de la guerre, tissée à Bruxelles dans les 1545-1548 d’après les cartons de Giulio Romano, a rejoint Écouen. Tout comme en 1997, une exceptionnelle bouteille en verre bleu émaillé, aux armes de Catherine de Médicis, mise en vente à l’Hôtel Drouot. À cause de sa singularité, elle n’avait alors guère suscité l’enthousiasme. «Mais le musée connaissait l’inventaire de Catherine, et s’en est emparé sans batailles d’enchères», sourit Thierry Crépin-Leblond. En 2000, une autre acquisition défrayait la chronique, sous le marteau de Raymond de Nicolay à Drouot : vingt plaques en émail peint sur cuivre représentant des sibylles, apôtres et prophètes, réalisées vers 1535 par le fameux Léonard Limosin et appartenant à la collection Rothschild. «Le milieu connaissait leur existence, néanmoins leur apparition a surpris tout le monde.» À peine nommé directeur, Thierry Crépin-Leblond se lançait dans l’arène. « J’avais repéré à la Biennale des antiquaires, une paire de salières en majolique, aux armes de Guillaume V de Bavière. Mais faute de maîtriser les codes et d’avoir précisé que je posais une option, elles m’ont échappé. » Quelque temps plus tard, leur propriétaire les revendait au musée. Certaines années se sont par la suite révélées particulièrement fertiles. En 2008, deux tapisseries de l’Histoire de Diane, issues d’un ensemble commandé en 1550 par Henri II pour Diane de Poitiers, ont refait surface, proposées par un marchand milanais. «Personne ne les connaissait !», s’enthousiasme toujours Thierry Crépin-Leblond. Ces précieux témoignages de l’art des liciers parisiens, dont seuls quatre autres exemplaires sont répertoriés, trois aux États-Unis et le dernier au musée de Rouen, ont rallié Écouen pour 1,8 M€, puisés en grande partie dans le Fonds du patrimoine. En 2008 encore, le musée se distinguait à nouveau par l’achat d’un splendide pavement en faïence de 28 mètres carrés, provenant du salon d’honneur du château de Polisy, dans l’Aube. Reconnu «trésor national», il a été acquis auprès de la galerie Kugel, grâce au mécénat du groupe AXA, pour la somme de 2,2 M€.
Dernières trouvailles
En 2009, lors de la mémorable vente Bergé-Saint Laurent, exerçant son droit de préemption, le château d’Écouen a emporté pour 320 000 € trois plaques en émail de Limoges, dont le Portrait de Pâris de Léonard Limosin, appartenant à Catherine de Médicis. «Le musée l’avait dans l’œil, raconte Thierry Crépin-Leblond. Une douzaine d’années plus tôt, il avait déjà tenté de l’acheter auprès d’une galerie new-yorkaise, mais c’est Pierre Bergé et Yves Saint Laurent qui avaient raflé la mise.» Cet événement retentissant a fait ressurgir en 2010 un émail de la même série, le Portrait d’Ulysse, élaboré à partir du recueil de poèmes d’Ovide Les Héroïdes, toujours sous le marteau de Christie’s, mais à Londres cette fois. Déclaré «bien culturel d’intérêt patrimonial majeur», il a pu être négocié de gré à gré et a ainsi intégré les collections, moyennant 245 000 €, réunis presque totalement grâce au mécénat d’une entreprise implantée à Écouen, la société Vygon. La collection a continué de s’étoffer… En 2012, le musée a reçu une dation en paiement des droits de succession, une très rare gourde du XVIe siècle, en verre dichroïque. La toute dernière trouvaille est une exceptionnelle corbeille en faïence de Nevers, sur une suggestion d’un marchand du sud de la France, sans doute un cadeau de mariage. Mais Thierry Crépin-Leblond ne baisse jamais la garde. Il surveille en ce moment d’autres pièces, dont certaines de première importance : «Si elles réapparaissent, affirme-t-il, elles occasionneront d’âpres discussions, et notamment avec le Louvre.» Affaire à suivre…