Le Festival de l’histoire de l’art aborde un sujet délicat : le trafic des antiquités au Moyen-Orient et en Europe. Cécile Colonna et Morgan Belzic, membres de l’INHA, nous expliquent ce que les historiens de l’art peuvent apporter à cette problématique.
Pourquoi le Festival de l’histoire de l’art, tourné vers la valorisation de la recherche, s’intéresse-t-il à un sujet aussi politique, financier et militaire que le trafic des antiquités ?
Cécile Colonna : L’idée émanait d’Annick Lemoine, la directrice scientifique de la manifestation. En 2016, le festival avait déjà abordé la question en programmant une conférence sur les destructions de Palmyre, en Syrie, suite aux exactions de Daech. Le lien avec l’histoire de l’art est tangible : tandis que la discipline s’attache à étudier, conserver et mettre en valeur le patrimoine, le pillage empêche ces missions. M.B. : Avec la démocratisation du marché de l’art, chacun est susceptible de devenir collectionneur et donc d’être confronté à des objets à la provenance illicite dont l’acquisition alimente – malgré soi – un trafic. Il y a aussi le cas des achats touristiques de bonne foi d’objets anciens qui peuvent aussi être issus de pillages. Il faut sensibiliser le grand public à ces questions dont n’a filtré ces derniers temps que l’enjeu du financement du terrorisme. Or, le trafic des antiquités est un problème bien plus ancien et plus large. Il faut remettre ce phénomène en contexte.
La table ronde ne convie ni juristes ni représentants judiciaires. Qu’apportent les historiens de l’art à ce combat ?
C.C. : Nous avons choisi de ne pas inviter ces compétences techniques pour montrer que le problème n’est pas uniquement juridique et judiciaire : il est également culturel. Nous en parlerons malgré tout, et l’interview du colonel Ludovic Ehrhart, chef de l’OCBC, par Vincent Noce, est pensée en articulation pour donner un point de vue judiciaire. M.B. : Nous avons aussi, en tant qu’historiens de l’art, des connaissances pour aider à la restitution : l’identification des pièces et/ou de leur provenance. En archéologie, la difficulté est la fouille sauvage qui fait apparaître des œuvres dont on ne connaît rien de leur découverte. Non documentée, l’œuvre nécessite des spécialistes pour retrouver un lieu de production, déchiffrer une inscription, penser les canaux anciens de circulation des œuvres, etc. Nous voulons donner une ampleur historique à ce sujet en profitant de son actualité pour faire ressortir les implications directes et indirectes du trafic illicite : le tort qui est fait aux œuvres et aux pays sources, les conséquences politiques, économiques et sociales se répercutant jusque chez nous.
Est-ce pour cette raison que vous avez volontairement ciblé les cas de la Syrie, la Libye mais aussi un exemple européen, la Grèce ?
C.C. : Quand on pense au pillage archéologique aujourd’hui, viennent à l’esprit l’Irak, la Syrie, la Libye, très médiatisés. Mais il ne faut pas oublier que ce fléau n’est pas circonscrit aux pays en guerre ou déstabilisés politiquement. On entend moins parler de l’Italie et de la Grèce, mais les pratiques illicites continuent. La crise économique qui touche sévèrement la Grèce depuis 2008 a amplifié le pillage opportuniste. La population confrontée à la misère tente par tous les moyens de se faire de l’argent, y compris en revendant illégalement son patrimoine.
Peut-on quantifier ce trafic aujourd’hui ?
M.B. : Non. Beaucoup de chiffres circulent mais il n’y a pas assez de chercheurs sur ce domaine, ni de veille ou de contrôle du marché de l’art international. En revanche, l’amplification de la destruction du patrimoine est avérée. Or, destruction et pillage vont de pair…
Comment en êtes-vous arrivés à vous pencher sur le trafic des antiquités ?
C.C. : Je ne suis pas directement impliquée dans ces questions, mais en tant que spécialiste des antiquités gréco-romaines, j’ai vite été sensibilisée au problème. De plus, j’ai commencé ma carrière au Louvre au moment de la parution du livre The Medici Conspiracy: The Illicit Journey of Looted Antiquities - From Italy’s Tomb Raiders to the World’s Greatest Museums, par Peter Watson et Cecilia Todeschini, en 2007. On ne parlait que de ça. M.B. : De mon côté, cet intérêt est le fruit du hasard. J’ai entrepris des recherches sur les divinités funéraires grecques de Cyrénaïque, l’actuelle Libye, et j’ai découvert par leur inventaire que ces objets, arrivés progressivement sur le marché à partir des années 2000, sont pour un quart en circulation illégale. À vouloir documenter ce pillage intensif et ciblé par des réseaux criminels locaux et internationaux, j’ai collaboré avec le monde judiciaire pour lutter contre le trafic. N’étant pas en Libye, je ne peux protéger le site. J’ai donc décidé d’endiguer le phénomène d’appel d’air, c’est-à-dire surveiller le marché, dont la demande alimente le pillage.
Entendez-vous que le marché est mal encadré en France, malgré une législation importante et l’existence unique du CVV ?
M.B. : Le marché français est encadré mais insuffisamment. D’autres pays, comme l’Italie, sont beaucoup plus efficaces. La convention Unidroit de 1995 n’a par exemple été ratifiée qu’en 2016, et n’est toujours pas appliquée. Le manque d’experts sur ces questions est flagrant.
Pourtant l’Angleterre, la Suisse ou la Belgique ont supprimé récemment des postes d’archéologues judiciaires.
M.B. : En effet. Même si en France le contingent est épargné, il reste insuffisant. Nous avons une vingtaine d’archéologues judiciaires quand l’Italie en a plusieurs centaines.
On parle souvent de Londres comme d’une plaque tournante pour ce trafic, tout comme les ports de Genève, est-ce vrai ?
M.B. : Ce ne sont pas des rumeurs, mais un fait attesté. Londres n’est pas la seule ville concernée ; on assiste à un transfert du trafic au Liban, en Israël, en France et surtout en Belgique, du fait de l’assouplissement de leur législation, en même temps que la Suisse la durcit pour restaurer sa réputation. Les douanes judiciaires genevoises et les autorités des ports francs ont fait des découvertes sensationnelles d’œuvres d’art stockées depuis des dizaines d’années. En revanche, l’identification des trafiquants reste ardue, car elle passe par des sociétés-écrans, des comptes bancaires secrets, des prête-noms, des changements multiples et rapides de propriétaires… La commission européenne commence à prendre conscience de son rôle à jouer et finance des formations et des programmes de recherche sur l’amélioration des législations européennes ; elle a lancé, fin mars, un projet conjoint avec l’Unesco pour renforcer l’exercice de la diligence requise sur le marché de l’art européen. C.C. : L’autre changement est la prise de conscience progressive du monde muséal de cette problématique. Il n’est pas anodin que le musée d’art et d’histoire de Genève ait organisé une exposition pédagogique autour de la saisie, en novembre 2016, de huit objets archéologiques pillés.
La programmation d’un tel sujet au Festival de l’histoire de l’art participe donc aussi de la prise de conscience des musées de leur rôle à jouer dans la lutte contre le trafic…
C.C. : Cette prise de conscience correspond aussi au mouvement de moralisation du patrimoine que l’on retrouve dans les restitutions du patrimoine africain ou des biens spoliés aux familles juives. Il y a encore vingt ans, ces sujets étaient inaudibles. Aujourd’hui, on commence à y réfléchir du fait d’une exigence de transparence dans toute la société. M.B. : Ce phénomène n’ira qu’en s’amplifiant dans les musées. On voit déjà les efforts du Getty en matière de recherche de provenance et donc de restitution, ou les propositions portées par le Louvre dans le rapport Martinez – ce sont cinquante propositions sur la protection du patrimoine en situation de conflit armé, remises au président de la République par Jean-Luc Martinez, président-directeur du musée du Louvre en novembre 2015. Je prédis que la lutte contre le trafic deviendra une activité à part entière du musée.