À la cour de Versailles, il était de mise de savoir tirer son épingle du jeu pour ne pas risquer de se brûler auprès du Soleil. Aujourd’hui, c’est aux enchères que les parties se jouent.
Cette année, Noël ne sera pas tout à fait comme les autres, nous l’avons bien compris ; mais heureusement, les petits devraient tout de même trouver les jeux commandés au pied du sapin. Au temps du royaume, c'étaient les grands de France qui jouaient, par amusement certes, mais aussi sur ordre royal. Louis XIV a fait des plaisirs un rituel millimétré, ayant appris que pour gouverner, il faut d’abord divertir. Dans ses Mémoires pour l’instruction du dauphin, il explique la nécessité d’instaurer «cette société de plaisirs, qui donne aux personnes de la cour une honnête familiarité avec le [souverain], les touche et les charme plus qu’on ne peut dire»… Le rythme hebdomadaire, définitivement arrêté dans les années 1690, prévoit d’alterner les soirées dites «d’appartement» – proposant concert, jeu et bal – avec celles réservées à la comédie. Un tempo rodé, dont le grand ordonnancier est le Roi-Soleil, qui perdurera jusqu’à la fin de l’Ancien Régime, lorsqu’il ne sera alors plus question d’obéir, mais de s’étourdir.
Une addiction contrôlée
À Versailles, les soirées réglées par l’étiquette sont répétitives et interminables, mais impossible d’y déroger sous peine de déplaire au souverain. À cela, personne n’y songerait. Louis XIV, souhaitant éloigner la noblesse de ses châteaux de province et la garder auprès de lui, lui autorise ainsi ce qu’il interdit à son peuple. Partout dans le royaume, les tripots sont fermés, les jeux de hasard interdits par une suite d’ordonnances royales restrictives – et les contrevenants s’exposent à de lourdes amendes, voire à des peines de prison. Partout… sauf à Versailles, où tous les types de jeu sont autorisés, encouragés même. Il ne s’agit pas que d’amuser sa galerie aux yeux du roi : ayant retenu les leçons de ses aînés, il sait que pendant que les courtisans jouent, ils n’intriguent pas. De plus, lorsqu’ils perdent de fortes sommes d’argent – tout ou presque étant alors à mises, et celles-ci pouvant rapidement grimper – Louis le Grand sait se montrer généreux banquier, auquel on restera indéfiniment redevable. Le mécanisme du piège est parfaitement huilé. Alors, en fin d’après-midi, après les déambulations bucoliques dans les jardins, le cabotage en gondole sur le « Grand Canal » ou la chasse, tout un chacun bien né est invité à rejoindre les appartements pour prendre place aux tables de jeu. On s’y adonne frénétiquement au piquet, au reversi, au pharaon, à l’hombre… tous divertissements qui n’ont pas survécu à l’Ancien Régime. Chacun avait ses préférences, et les dames n'étaient pas les dernières. Madame de Sévigné a pu se plaindre de pertes considérables. Tricher était bien sûr très mal vu, et pouvait entraîner un exil de la cour, savoir perdre étant une des leçons du savoir-vivre ! Le duc de Saint-Simon (1675-1755), «observateur véridique» de la fin du règne de Louis XIV, livre avec précision dans ses Mémoires le déroulé typique de l’une de ces soirées : «D’abord il y avait une musique ; puis des tables par toutes les pièces, toutes prêtes pour toutes sortes de jeux ; un lansquenet où Monseigneur et Monsieur jouaient toujours ; un billard : en un mot liberté entière de faire des parties avec qui on voulait, et de demander des tables si elles se trouvaient toutes remplies.» Voici un ouvrage qu’il n’est pas rare de trouver sur le marché tant il a connu d'impressions, et ce à partir de quelques centaines d’euros. En revanche, il est rarissime en édition originale : en juin 2010, chez Collin du Bocage, une copie manuscrite des années 1760-1770 partait à 32 000 €.
Les règles du jeu
L’histoire ludique remonte au Moyen Âge. Échecs, dames, jeu de paume, trictrac et cartes, apparues au XIVe siècle, ont connu une grande vogue. Avec le XVIIe siècle et la mutation de la société, certains déclinent, alors que d’autres surgissent. Le billard remplace ainsi la paume ; il est très prisé de Louis XIV, qui peut y passer des heures, le pratiquant avec les courtisans dans le salon de Diane ou avec un cercle plus intime dans le cabinet du Billard de son appartement intérieur. Les cartes et le hasard connaissent surtout un essor considérable. Durant les premières années du règne de Louis XV, les soirées d’appartement disparaissent, et il n’y a plus à Versailles de jeu public ordinaire. Marie Lesczynska le réintroduit en 1739, et fait aménager le salon de la Paix en conséquence. La reine craquait pour les parties de cavagnole, au cours desquelles elle misait gros. Importé de Gênes, l’amusement arrive à la cour vers 1730 et y connaît rapidement un énorme succès. Voltaire compose même un quatrain satyrique témoignant de son engouement : «On croirait que le jeu console / Mais l’ennui vient à pas comptés / À la table d’un cavagnole / S’asseoir entre deux Majestés.» Un modèle complet de son sac en soie, terminé par le dôme en ivoire caractéristique, et de ses cartons gravés et coloriés était prisé à 8 000 € chez Pierre Bergé & Associés en 2012. Le pharaon avait ses adeptes, Marie-Antoinette et le comte d’Artois notamment ; pourtant, il s’agissait d’un jeu dispendieux et risqué. Quant à Louis XVI, il appréciait de délaisser ses travaux de serrurerie pour une sage partie de trictrac, et ses livres de compte montrent combien il était raisonnable… En 1775, le tabletier Vaugeois commercialise le jeu de loto dit «du Dauphin», qui deviendra vite l’un des préférés de l’aristocratie et le demeurera après la chute de l’Ancien Régime. Un exemplaire d’époque, conservé dans sa boîte recouverte de papier dominoté, retenait 2 297 € le 4 novembre 2017 chez Coutau-Bégarie. Ces petits ouvrages ont leurs adeptes aujourd’hui encore, mais sont rares sur le marché et même dans les institutions. Fabriqués en papier épais, souvent très manipulés, les cartes et cartons n’étaient pas destinés à traverser les siècles, et beaucoup d’entre eux ont malheureusement disparu.
À table, autour et au-dessus
Il faut pour jouer un lieu et des meubles adéquats. Pour le cadre, le château avec ses enfilades de pièces est particulièrement bien pourvu. Pour les meubles, il s’agit de s’adapter à cette nouvelle manière de vivre en société. Menuisiers et ébénistes vont y réfléchir pour en concevoir certains spécialement dévolus à ses soirées, alliant avec aisance l’utile à l’agréable. Le XVIIIe est décidément un siècle d’inventions. Ainsi naît la chaise ponteuse – « ponter » étant synonyme de « miser ». On la nomme encore « voyeuse » ou « délassante ». Prêts à lancer et relancer, ducs et marquis s’y asseyent à califourchon ou à genoux, accoudés au dossier rembourré, dévoilant parfois un casier destiné aux accessoires. Voici un petit siège qui jouit d’une véritable cote d’amour. Si les premiers modèles ont le galbe du Louis XV, ils suivront ensuite la mode du néoclassicisme, à l’image de celui en acajou vendu 18 415 € le 22 mai 2019, chez Beaussant Lefèvre. Il est estampillé de l’un des plus grands noms de l’époque : Jean Baptiste Boulard. Des exemplaires plus simples se négocient régulièrement entre 1 500 et 4 000 €. La table à trictrac fournit un autre exemple. Elle répond aux besoins de cet amusement conçu pour deux personnes, héritier des jeux de table médiévaux. Il s’agit d’un meuble d’ébénisterie tant il est souvent plaqué des bois les plus précieux – amarante et satiné pour celle adjugée 6 240 € le 31 janvier 2020 chez Millon –, doté d’un plateau rectangulaire, à l’intérieur duquel le trictrac proprement dit est marqueté et surmonté d’un couvercle amovible. Elle aussi est facilement trouvable en ventes publiques, et dans la même fourchette de prix. Enfin, pour ranger monnaies et jetons en or, argent, nacre ou écaille, les joueurs se servaient de bourses, en forme d’aumônières à fond plat, en velours brodé de fils de soie, d’or et d’argent pour les plus précieuses. Il était d’usage que le roi en offre à ses amis, au 1er janvier notamment. Un exemplaire portant les armes de Marie Leszczynska, reine de France, déliait ses cordons à 4 424 €, en février 2017, chez Coutau-Bégarie. Un autre, plutôt similaire mais brodé aux armes du marquis René Louis de Voyer de Paulmy d’Argenson (1694-1757), secrétaire d’État aux Affaires étrangères de 1744 à 1747, s’ouvrait à 4 375 € chez Daguerre le 21 juin de la même année. À tout roi tout honneur toutefois, une bourse en sablé de perles multicolores au chiffre de Louis XVI retenait quant à elle 10 744 €, de nouveau chez Coutau-Bégarie. Le jeu n’est pas terminé : il consiste aujourd’hui à dénicher ces amusements du temps d’avant.