Dans un film-testament, le grand réalisateur polonais rend un vibrant hommage à son compatriote, le peintre Wladyslaw Strzeminski.
Et si la grandeur d’un artiste ne se mesurait pas à son œuvre, mais par sa résistance aux persécutions ? Voici la question posée par Andrzej Wajda (1926-2016), dans un biopic consacré à Wladyslaw Strzeminski. Ce peintre, relativement méconnu en France, demeure l’un des principaux diffuseurs du constructivisme en Pologne. Sa brochure publiée en 1928, L’Unisme dans la peinture, pose les fondations d’un langage artistique alors inédit : surface, toile, couleurs, matière, forme et fond ne constituent qu’une seule et même unité.
Oppression
Plutôt qu’un vaste panorama sur la vie du peintre, Andrzej Wajda préfère l’art du détail. Les Fleurs bleues se focalisent sur les dernières années de Strzeminski, décédé en 1952. Aucun flash-back pour rappeler sa rencontre en 1915 avec celle qui deviendra sa femme et une sculptrice accomplie : Katarzyna Kobro. Celle-ci, infirmière dans un hôpital militaire, soigne le jeune Wladyslaw amputé d’une jambe et d’un avant-bras. Nulle mention des années vingt et trente, lorsque le couple fréquente l’atelier de Malevitch à Moscou ou initie la création de «a.r.», groupe d’artistes constructivistes et tête de pont de l’avant-garde polonaise. Le film commence en 1949. Strzeminski, divorcé de Kobro, vit seul, dans un état proche de la misère. Une courte et magnifique séquence montre l’écrasante mainmise du régime soviétique sur le milieu artistique. Assis dans son appartement, Strzeminski s’apprête à peindre un nouveau tableau. Soudain, un voile rouge envahit la toile, puis nimbe tout l’appartement de vermeil. Stupéfait, le peintre met un temps à comprendre. Une équipe d’ouvriers est en train d’accrocher à la façade de son immeuble un immense portrait de Staline imprimé sur du tissu rouge. De rage, le peintre déchire d’un coup de béquille l’étoffe qui lui masquait sa fenêtre. Ce qui lui vaut une arrestation immédiate.
Déchéance
Wajda esquisse le portrait d’un artiste intransigeant, peu aimable, vivant à une époque où l’abstraction ne se dilue pas dans le réalisme socialiste. Strzeminski revendique l’art comme un «laboratoire de forme». Mais ses expérimentations sont fracassées par un régime de fer. Après avoir été licencié de son poste de professeur de l’école des beaux-arts de Lodz qu’il avait pourtant lui-même cofondée , il est rayé du syndicat des artistes. Des nervis du Parti détruisent les œuvres de ses étudiants. Au musée d’art, la salle néoplastique, où étaient exposées ses œuvres et celles de Katarzyna Kobro, est démantelée. L’humiliation ne s’arrête pas là. Pour continuer de toucher les précieux tickets d’alimentation, Strzeminski est réduit à peindre de gigantesques portraits de Staline exhibés lors des défilés. Toutefois, il finira par se faire congédier : sans carte de membre du syndicat des artistes, il ne peut exercer la profession de peintre. Strzeminski ne reste «artiste» que pour son petit groupe d’étudiants qui le vénèrent comme «un prophète».
Critique envers le régime
Les Fleurs bleues ont un parfum spécial. La peinture, avant le cinéma, fut le premier amour d’Andrzej Wajda. Il a été l’élève de Jozef Pankiewicz lorsqu’il fréquentait l’école des beaux-arts de Cracovie. Ce film est aussi son dernier. Le réalisateur polonais est décédé en octobre 2016, à l’âge de 90 ans. Toute sa vie, Wajda n’a eu de cesse d’ausculter l’histoire de son pays : que ce soit le massacre des officiers polonais par les Soviétiques en 1940 (Katyn, 2007) ou les combats de Solidarnosc (L’Homme de fer, 1981). Lorsqu’il s’intéresse en 1983 à Danton dans le film du même nom, ce n’est que pour mieux parler de Lech Walesa, auquel il dédiera un biopic en 2016. C’est presque une évidence : son ultime film est également consacré à la figure de résistance. Une résistance tout en nuances, car Wladyslaw Strzeminski semble moins être un farouche opposant au régime qu’un contestataire individualiste. «De quel côté êtes-vous ? », lui demande un officier de la police politique. «Du mien», répond-il laconiquement. L’oppression soviétique du film est un écho limpide de l’actualité : en Pologne, le milieu artistique subit actuellement une censure par le gouvernement ultraconservateur. Et, au cours des derniers mois de sa vie, Andrzej Wajda ne manquait pas de critiquer publiquement le régime en place.