Une vague de succès a déferlé sur les reliures fantastiques et les illustrations de la bibliothèque Geneviève et Jean-Paul Kahn.
Surréalistes, les résultats ? Presque, tant les amateurs et les institutions se sont pressés pour obtenir un petit morceau de cette première dispersion d’une sélection rigoureuse et passionnée. Avec 5 760 323 € de produit vendu, six préemptions et une tonalité surréaliste clairement affirmée, cette vente de bibliothèque s’inscrira parmi celles que l’on cite en référence. Aucun hasard dans ce fait, l’exigence ayant présidé à la réunion sur près de six décennies de ce fonds assez unique, consacré essentiellement au surréalisme et à Dada, le justifiant amplement. Tels les rubans mosaïqués s’échappant d’une main ouverte sur la couverture de Paul Bonet d’Une vague de rêves de Louis Aragon (voir couverture de la Gazette no 28 du 19 juillet), une édition originale récompensée de 93 518 €, les prix ont afflué par dizaines pour honorer les ouvrages de la bibliothèque de Jean-Paul Kahn (1931-2018). Et ce dès le premier numéro : 30 330 € revenaient à une édition originale (plaquette in-12, brochée, couverture muette de papier bleu), éditée à très peu d’exemplaires en l’an IX (1800), de L’Auteur des crimes de l’amour, rageusement écrit par le marquis de Sade. Un nom qui ne déparait pas dans cet ensemble puisque Breton en parlait comme de «la première incarnation de l’esprit révolutionnaire, que le XIXe siècle n’est pas parvenu à étouffer». «Faites entrer l’infini», écrivait Aragon : ses mots furent ici entendus.
Tonnerre de Brest !
L’Événement de notre numéro du 25 octobre (voir Gazette no 36, page 10) revenait longuement sur la genèse de cette bibliothèque et de certains de ses occupants les plus marquants. Une place de choix y était bien sûr réservée à l’illustration par Joan Miró du recueil de poèmes de Paul Éluard À toute épreuve (reproduit page de gauche) tout simplement l’un des plus beaux livres illustrés du XXe siècle, ici proposé en no 1 de la série de tête de six seulement, et auréolé de la plus haute enchère de la journée : 385 854 €. L’enrichissement du texte par l’artiste catalan date de 1958, les poèmes ayant paru une première fois en 1930. Éluard avait alors eu l’idée saugrenue de les éditer dans le tout petit format in-32, rendant par là un hommage posthume à l’auteur de La Légende des siècles et au temps où Victor Hugo était exilé de France. Un exemplaire de cette plaquette (voir Gazette no 36, page 15), due aux Éditions surréalistes, était l’un des rares lots ne trouvant pas preneur. Tonnerre de Brest est indéniablement une autre pépite… Couché sur un cahier d’écolier, ce manuscrit autographe de premier jet de Querelle de Brest, de Jean Genet, fait une nouvelle fois sensation. Réapparu lors de la vente Jacques Guérin en 1992, ce petit monument d’environ 370 pages, d’un intérêt évident dans la genèse de l’œuvre, était bataillé jusqu’à 182 000 €. Venaient ensuite André Breton et Philippe Soupault avec leur manuscrit autographe à deux mains des Champs magnétiques daté 1919 (reproduit), conservé dans un portefeuille à rabats de chagrin aubergine, glissé lui-même dans une boîte au couvercle surmonté d’une sculpture de Jean Benoît du début des années 1970 : une pièce incroyable pour abriter l’acte de naissance du surréalisme, adjugée 117 000 €. Si ces résultats étaient attendus, les 164 288 € de la première édition illustrée du Peseur d’âmes d’André Maurois l’étaient moins. Les quinze aquarelles originales de Francis Picabia accompagnant les neuf compositions illustrant le livre, en donnant ainsi une version revisitée, y ont sans doute contribué.
Bilan positif pour les institutions
La Bibliothèque nationale de France a acquis, pour 71 500 €, un document intime et unique : le carnet des notes prises par André Breton du 4 au 16 octobre 1926 en témoignage de la brève et fusionnelle relation l’unissant à Nadja et qui servira de base au célèbre récit publié en 1928, un an après l’internement de la jeune femme. L’institution parisienne faisait à nouveau valoir son droit de préemption, cette fois sur une édition rare de L’Anguria lirica de Tullio Mazzotti, dit D’Albisola (1899-1971). Considéré comme l’un des ouvrages fondateurs du futurisme italien, diffusé dans le commerce à seulement cinquante exemplaires, il a la caractéristique d’avoir été imprimé en lito-latta, c’est-à-dire lithographié sur fer blanc, et aimantait 56 869 €. La bibliothèque Jacques-Doucet emportait quant à elle une correspondance d’Alfred Jarry adressée à Eugène et Claire Demolder (18 200 €) ainsi que le manuscrit autographe d’Êtes-vous fous ? de René Crevel, daté 1927-1928 (24 700 €), l’INHA choisissant une première édition de Some French Moderns Says McBride, un recueil d’articles collationnés et illustrés de photographies de Marcel Duchamp (27 803 €), et la ville de Nantes embarquant pour le manuscrit autographe du Passager du Transatlantique de Benjamin Péret (15 600 €). Il s’agit pour chacun d’entre eux de documents rares, appartenant à l’histoire de l’art. Retour enfin sur une pièce de mémoire résonnant intensément dans l’histoire du surréalisme : l’édition originale des Pieds dans le plat de René Crevel, enrichie d’un fraternel envoi de l’auteur à André Breton (60 660 €). À celui dont il disait «quand je ne croirai plus en rien, ni en moi, ni en personne, je croirai encore en Breton», il écrit : «Parce que je ne puis imaginer même très vaguement ce qu’eût été ma vie si je ne t’avais pas rencontré». Le récipiendaire gardera précieusement l’ouvrage paru en 1933, relié et archivé avec les traces douloureuses de la polémique dont il sera la cible après le suicide de Crevel, comme une preuve de son affection.