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Bernard Frize : « Plus il y a de paradoxes, plus la peinture est intéressante »

Publié le , par Henri-François Debailleux

La peinture de l'artiste français est volontairement paradoxale : c’est précisément ce qui la rend passionnante, aussi bien d’un point de vue intellectuel que sensible. Intitulée, avec beaucoup d’humour, « Les choses que j’ai vues », sa 9e exposition à la galerie Perrotin, à Paris, en est une magnifique démonstration.

Photo : Claire Dorn, courtesy de l'artiste et de la galerie Perrotin© Bernard Frize... Bernard Frize : « Plus il y a de paradoxes, plus la peinture est intéressante »
Photo : Claire Dorn, courtesy de l'artiste et de la galerie Perrotin
© Bernard Frize / ADAGP, Paris, 2023

Cette exposition en est une nouvelle fois la preuve : vous avez toujours travaillé par séries. Pourquoi ?
D’une part, je ne suis pas bon dans les peintures uniques : j’ai besoin de me chauffer et d’expérimenter sur plusieurs tableaux similaires. D’autre part, me concentrer sur une série me permet de lui trouver une fin et une issue. La répétition m’offre en effet la possibilité de préciser ce que je veux faire et, en même temps, d’ouvrir une porte de sortie pour amorcer la série suivante.
 

Justement, comment s’enchaînent ces séries ? Comment passez-vous de l’une à l’autre ?
C’est un mystère total ! Dans l’exposition chez Emmanuel Perrotin, il y a par exemple des éléments de tableaux provenant de séries précédentes. Certains fragments peuvent ainsi me fournir un outil pour passer d'une série à l’autre. Mais c’est une question à laquelle j’ai du mal à répondre parce que je ne veux pas être trop littéral. Je trouve qu’il est très difficile d’avoir des certitudes en ce moment, pas seulement en peinture mais aussi politiquement et socialement. Et je pense que mon travail est à l’image de cette incertitude, de cette impossibilité à définir un ordre, une image.
 

Une logique aussi, peut-être ?
Oui, absolument. La question est là, mais on ne peut pas y répondre, le problème est insoluble. C’est essentiellement le sens de cette nouvelle série. Les précédentes étaient très organisées et s’amorçaient toujours à partir du motif de la grille mais, cette fois, la grille est totalement dissoute dans la couleur et dans le flux de la peinture.
 

Peut-on parler d’une méthode ?
Normalement oui. La méthode est cependant enfouie sous les conditions matérielles de la peinture qui l’occultent. Au final, la maîtrise n’est pas là, n’est plus là. Donc la méthode a disparu sous les conditions de sa réalisation.
 

Est-ce que cela pose un problème ?
Pas du tout, j’en suis même très content. D’une certaine manière, cela donne lieu à des peintures plus humbles puisque je n’ai pas d’autorité sur elles, mon action est limitée, ce qui me correspond bien parce que je n’ai jamais voulu être un démiurge…
 

Quelle est la place de l’aléatoire ?
En pourcentage, je ne sais pas. Mais il est clair qu’il y a une part de création due à l’aléatoire et je ne vois pas pourquoi on ne mettrait pas la chance de son côté ! L’aléatoire est l’un des éléments de la vie et je n’ai aucune raison de m’en priver. Pourquoi créer un monde en voulant se comparer à Dieu ? Il ne m’a jamais paru utile de vouloir tout maîtriser.
 

Vous venez d’évoquer le paradoxe entre la prise de décision et le hasard ; n’y en a-t-il pas un autre entre, d’une part, la distance et une sorte de froideur que vous revendiquez et qu’impose le protocole et, d’autre part, l’aspect très doux de la surface de vos toiles et leur harmonie chromatique ?
Oui bien sûr. J’ai toujours pensé que l’exercice de la peinture est la gestion des contradictions. Plus il y a de paradoxes, plus la peinture est intéressante. Une peinture qu’on ne peut pas regarder deux fois, parce qu’elle se livre tout de suite entièrement, ne m’intéresse pas. Si une peinture n’est que le résultat d’une recette, elle ne me parle pas. En revanche, si les éléments sont en contradiction, alors ils créent un discours, un propos. J’aime que les décisions prises puissent être contredites, soient en perpétuelles négociations et que ces négociations soient visibles par le spectateur. Je ne me préoccupe absolument pas du fait qu’une peinture puisse s’accorder aux rideaux du salon. Ce qu'elle a à dire intellectuellement m'importe avant tout. En même temps, je ne vois pas pourquoi une peinture ne serait pas agréable à regarder, pourquoi elle devrait être austère et rébarbative.
 

A ce propos, il a souvent été dit que vous étiez le peintre de la couleur. Qu’en pensez-vous ?
Moi, je ne le pense pas du tout. D’une part, j’utilise toujours les mêmes huit couleurs, qui m'offrent tellement de combinaisons possibles que je ne vois pas pourquoi j’en changerais. D’ailleurs, cela fait des années et des années que je n’ai pas modifié ma palette. Je cherche juste à ce que mes couleurs soient différentes les unes des autres. Je prends donc deux bleus différents, deux rouges distincts, deux jaunes, etc. La gamme est toujours la même, ce qui n’a pas beaucoup d’importance finalement. En réalité, la plupart du temps, je ne peins qu’avec cinq ou six couleurs. Cela se rapproche du principe de la quadrichromie pour la photographie : on a toujours les mêmes quatre couleurs avec lesquelles on est capable d’imprimer n’importe quelle image. A l’auteur, ensuite, de savoir montrer et valoriser son sujet. Il en est de même pour moi… c’est peut-être mon passé d’imprimeur qui me fait penser comme cela.
 

Quel est le rôle de ces couleurs ?
Elles ont un rôle de « nomination ». Elles nomment les choses, elles nomment des endroits, elles nomment ce qui compte ou ce qui ne compte pas, ce qui fait dessin ou ce qui ne fait pas dessin. En somme, leur rôle principal est de se différencier de leur voisine.
 

Vous avez quitté Paris en 2004 pour aller vivre à Berlin. Est-ce que ce contexte a eu, à un moment ou un autre, une influence sur votre travail ?
Je ne crois pas. Cela me plaisait de vivre à Berlin pour les rencontres que j’y faisais et les contacts que j’ai pu y nouer. J’étais également content d’être hors de la France, qui ne me témoignait guère d’égards. Mais ce n’est plus le cas aujourd’hui. Berlin est entré dans un monde capitaliste qui ne me correspond absolument pas, avec des studios d’artistes où travaillent des dizaines d’assistants. On est sorti de l’art pour entrer dans le petit commerce et, pour moi, c’est une expérience finie, une aventure terminée. J’envisage d’ailleurs de revenir en France.`

Au tout début des années 2000, vous avez travaillé avec quelques assistants. Est-ce encore le cas aujourd’hui ?
Non, pas du tout. J’ai travaillé pendant quatre ou cinq ans avec des assistants et puis j’ai arrêté en 2004-2005, parce que j’étais arrivé au bout de ce que je pouvais faire avec eux. Ils n’étaient d’ailleurs pas des assistants, ils étaient plutôt des "mains". Le principe était le suivant : je prenais un pinceau chargé de peinture que j’appliquais sur la toile, je le donnais à quelqu’un qui faisait la même chose et le redonnait à quelqu’un d ’autre… tout cela sans jamais quitter le contact avec la toile. Nous réalisions la peinture ensemble, de façon assez éloignée de ce qu’on entend par le mot assistant. Aujourd’hui, je fais tout, tout seul.
 

Si, au cours d’un dîner par exemple, quelqu’un qui n’a rien vu de votre travail vous demande ce que vous peignez, que lui répondez-vous ?
Je suis très embarrassé parce que je pense que si on pouvait parler de la peinture, on n’aurait pas besoin de la faire. La peinture est quelque chose qui se voit, avant d'être un sujet de discussion. Et de toute façon, le discours qu’on peut tenir ne l’épuisera jamais. Je crois que je répondrais surtout qu’il est très difficile de discuter de cela en mangeant !

« Bernard Frize. Les choses que j’ai vues (Things I’ve Seen) »,
galerie Perrotin, 10, impasse Saint-Claude, Paris IIIe,
tél. : 01 42 16 79 79.
Jusqu’au 24 mai 2023.
www.perrotin.com
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