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Bellini, ou l’invention du paysage

Publié le , par Armelle Fémelat

Chantre de la beauté et de la diversité du vivant, Giovanni Bellini n’a cessé de peindre la nature, de mille manières. Inspiré par l’art de ses contemporains, italiens et flamands, il s’impose comme l’un des maîtres du paysage avant l’heure.

Giovanni Bellini (vers 1435-1516), Lamentation sur le Christ mort avec Joseph d’Arimathie,... Bellini, ou l’invention du paysage
Giovanni Bellini (vers 1435-1516), Lamentation sur le Christ mort avec Joseph d’Arimathie, la Vierge et Marie-Madeleine, entre sainte Marthe et Filippo Benizi, vers 1510-1516, huile sur toile, 445 310 cm, Venise, Gallerie dell’Accademia.

Homme aux inlassables méditations, jamais las d’évoquer l’ancien, de comprendre le nouveau et de les expérimenter, il fut tout ce que l’on affirme : d’abord byzantin et gothique, puis émule de Mantegna et padouan, ensuite sur les traces de Piero della Francesca et d’Antonello de Messine, enfin partisan de Giorgione ; et pourtant toujours lui-même, avec son sang chaud, son souffle vibrant, témoignant d’un plein accord profond entre l’homme, le sillage de l’homme changé en histoire et le manteau de la nature. Accord entre les masses humaines proéminentes et les nuages élevés, lointains et lourds de rêves racontés ; entre les cloîtres des montagnes et les anciennes absides, les grottes des bergers et les terrasses urbaines, les églises couleur taupe du patriarcat et le renfermé des troupeaux, les forteresses médiévales et les roches friables des monts Euganéens. Une sérénité qui s’étend à tous les sentiments éternels de l’homme : la chère beauté, la religion vénérée, l’esprit éternel, le sens profond ; c’est une pacification chorale qui mélange et nuance les sentiments, de l’aube rose au coucher de soleil violet, selon l’heure du jour. » Tiré d’un article célèbre de Roberto Longhi sur l’art vénitien de 1946, cet extrait dit tout de l’essence de l’art de Giovanni Bellini (vers 1435-1516) : sa sensibilité à la nature, son union des figures et des éléments, son recours expressif aux couleurs et à la lumière, ainsi que sa dette à l’égard d’autres peintres. À qui regarde attentivement son œuvre, sa sensibilité à la nature et au vivant – humains compris – saute aux yeux. « Pour lui, le manteau de la nature reste un ensemble toujours nouveau, d’une beauté presque miraculeuse, renouvelable à l’infini et dont l’investigation complète occupera plus d’une vie », écrit Mauro Lucco dans le catalogue de la grande rétrospective romaine de 2008. Depuis sa formation dans l’atelier paternel jusqu’aux ultimes années de sa longue carrière, la représentation des éléments naturels aura été une préoccupation constante et patente. Eaux, roches, plantes, animaux et autres nuages ont été scrupuleusement choisis, figurés et assemblés, éclairés et colorés. En perpétuelle métamorphose, au gré de ses rencontres avec les travaux d’autres peintres, ses paysages affichent quelques invariants : montagnes bleutées au niveau de la ligne d’horizon, chemins sinueux, cours ou plans d’eau, sans oublier les animaux, à haute teneur symbolique. De longue date, les critiques se sont étonnés que de telles inventions paysagères,  les plus audacieuses et convaincantes de la fin du XVe et du début du XVIe siècle – associant montagnes escarpées, collines douces, rochers et plaines verdoyantes ; bosquets et longs arbres effilés ; lacs, mers ou rivières tortueuses ; églises, bourgs fortifiés, villages et autres architectures plus classiques – soient nées de l’imagination d’un Vénitien qui a fort peu voyagé, et a créé dans le cadre minéral et lagunaire de la cité des Doges.
 

Giovanni Bellini (vers 1435-1516), Vierge à l’Enfant entourée de saint Jean-Baptiste et d’une sainte dite sainte Conversation Giovannelli,
Giovanni Bellini (vers 1435-1516), Vierge à l’Enfant entourée de saint Jean-Baptiste et d’une sainte dite sainte Conversation Giovannelli, vers 1500, tempera et huile sur bois, 54 76 cm, Venise, Gallerie dell’Accademia.
© G.A.V.E Archivio fotografico – su concessione del Ministero della Cultura

Effets atmosphériques
Giovanni Bellini a été durablement marqué par la place conférée à la nature et aux effets atmosphériques en arrière-plan des compositions religieuses de son père Jacopo. Il délaissera toutefois rapidement l’aspérité et les roches ébréchées des paysages paternels, proches en revanche de l’univers austère, minéral et graphique d’Andrea Mantegna, devenu son beau-frère en 1453. Andrea et Giovanni collaborent et s’influencent mutuellement tout au long de la décennie 1450. Le premier apprend de la délicatesse, de la vivacité des couleurs et du raffinement de la lumière du second, qui de son côté retient la précision de la ligne, la construction en perspective, les architectures antiquisantes et la sinuosité des paysages minéraux du Padouan virtuose. Contrairement à lui, Giovanni veille à intégrer ses personnages à la nature environnante. Paysages et personnages fonctionnent de conserve, se complètent, se complexifient, à grand renfort de lumière, unificatrice et structurante – celle vive et scintillante d’un soleil perché, ou celle vibrante de l’astre montant ou descendant de l’aube ou du crépuscule. La leçon des Primitifs flamands, infléchissant durablement son style au cours de la décennie 1460, sera pour lui fondamentale. Des paysages à la fois poétiques et réalistes visibles sur les panneaux de Jan Van Eyck, Petrus Christus, Dirk Bouts et Hans Memling présents dans quelques églises et palais vénitiens, Giovanni Bellini retient la précision descriptive, les jeux de reflets et de texture ainsi que la chaleur d’une lumière unificatrice. Autant de possibilités esthétiques offertes par les techniques de la peinture à l’huile et du glacis. Cette ars nova flamande, en particulier la peinture de Memling, aura tout autant affecté Antonello de Messine, qui séjourne à Venise en 1475 et 1476. Véritable alter ego de Giovanni Bellini, il l’ouvrira à une conception plus panoramique du paysage et à la construction des volumes par la nuance des tons, dont il ne se départira plus. Selon Neville Rowley, commissaire de l’exposition Bellini qui se tient actuellement au musée Jacquemart-André (voir l'article 
Giovanni Bellini au musée Jacquemart-André de la Gazette n° 12 du 24 mars, page 228), ses visions sont, jusqu’à la fin des années 1480, « des étendues imaginaires, comprises comme des espaces de méditation que le spectateur devait parcourir en pensée ». Rowley comprend « les paysages belliniens de campagne et non de lagune », comme des « échos [politiques] de la réalité historique qui voit la Sérénissime se tourner résolument vers la conquête terrestre au XVe siècle ». 

Cima da Conegliano (1459-1517), La Vierge et l’Enfant entre saint Jean et sainte Marie-Madeleine, vers 1513, huile sur bois, 167 x 110 cm
Cima da Conegliano (1459-1517), La Vierge et l’Enfant entre saint Jean et sainte Marie-Madeleine, vers 1513, huile sur bois, 167 110 cm (détail), Paris, musée du Louvre.

Visions oniriques et fulgurances sensuelles
Dans la décennie suivante, les créations paysagères de Bellini se font topographiques, sous l’influence d’un artiste plus jeune, Cima da Conegliano, rodé dans la figuration mimétique des montagnes préalpines de sa région natale. Aux panoramas et architectures imaginaires et imaginés d’antan, Bellini préférera désormais la restitution des monuments qu’il a pu observer à Vicence, Ravenne, Rimini ou Ancône. Curieux et toujours prompt à s’emparer des dernières innovations artistiques, il saura aussi tirer profit des visions oniriques et des fulgurances sensuelles de Giorgione, l’un de ses jeunes élèves virtuoses. À leur suite, il s’emploiera à fondre les formes dans une atmosphère brumeuse à l’aube du Cinquecento. Dans le catalogue de l’exposition parisienne, l’historienne de l’art Sara Menato démontre la manière dont Bellini « contribue à l’émancipation de la peinture vénitienne du monde de la perspective », à la faveur d’une conception renouvelée de la configuration spatiale, pensée en plans parallèles et en masses tonales. L’avènement du paysage atmosphérique à Venise au début du XVIe siècle se double du triomphe de la touche et du ton – sur la ligne et le dessin –, qui sera désormais sa marque de fabrique. Giovanni Bellini a prêté une attention constante et un soin extrême aux paysages intégrés dans ses compositions, dont le style évolua sans cesse au fil des soixante années de sa carrière. Il compte parmi les quelques artistes qui ont fait émerger ce genre pictural dans la seconde moitié du XVe siècle, par-delà les Alpes essentiellement. Chantre de la beauté et de la diversité du vivant, par la grâce d’une lumière enveloppante et d’une palette sensible, le Vénitien donne à voir un sentiment paysager inédit au Quattrocento. Ouvrant du même coup un champ infini de création, dont Titien et Lorenzo Lotto s’empareront sans tarder.

à voir
« Giovanni Bellini, influences croisées », musée Jacquemart-André,
158, boulevard Haussmann, Paris VIIIe, tél. : 01 45 62 11 59.
Jusqu’au 17 juillet 2023.
www.musee-jacquemart-andre.com
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