Tout est mis en œuvre pour attirer le regard sur la figure presque monumentale de la Bretonne vue de dos ; rien ne vient distraire le spectateur, à peine un bout de ciel apparaît derrière les toits, les gerbes empilées enferment la composition. On est alors submergé par une symphonie de jaunes, ponctués de bleus et quelques aplats de vert. On se régale des nuances plus ocre à gauche, plus roses au premier plan, teintées de rouge orangé sur la droite. Paul Sérusier a situé ces batteuses de blé noir comme dans une arène, pour jouer une partition séculaire, sous l’œil intéressé d’un enfant assis sur un tronc d’arbre bleu lin légèrement violacé. Une scène banale telle qu’il s’en déroule tant dans les fermes et hameaux bretons à la fin de l’été, celle du battage du blé noir ou sarrasin, plante de la famille des polygonacées, poussant sur les terres pauvres des landes bretonnes. S’il est un élément essentiel de la vie des campagnes, base de bouillies et de galettes plats quasi quotidiens , les tiges servent de nourriture pour le bétail. Ce jeune bourgeois parisien est séduit par ces scènes rurales, l’humble travail des hommes, la générosité de la terre. Il a trouvé des thèmes sur lesquels il reviendra tout au long de sa carrière, donnant un sens de plus en plus mystique à ses compositions. Une poursuite plus intense de l’esthétique des nabis, qui rappelons-le, veut dire prophète en hébreu. Ce groupe prit forme lors du retour du premier voyage à Pont-Aven de Sérusier et de sa rencontre déterminante avec Gauguin. Maurice Denis se souvient de son ami à l’académie Julian : «Il m’apparaissait comme un esprit d’une culture supérieure, un animateur, un guide intellectuel et artistique.» La leçon du Talisman suscite d’houleux débats entre ses amis, ceux qui se rallient à cette peinture de couleurs pures, n’hésitant pas à exagérer les impressions ressenties jusqu’à l’abstraction , et en exprimer toute la symbolique. «Il rêve pour l’avenir, écrit Sérusier à Denis, d’une confrérie épurée, uniquement composée d’artistes persuadés, amoureux du beau et du bien, mettant dans leurs œuvres et dans leur conduite ce caractère indéfinissable que je traduis par nabi.» L’artiste part l’été 1889 rejoindre Gauguin et Meyer de Haan au Pouldu, et s’exerce avec eux à cette nouvelle manière de peindre. Le «nabi à la barbe rutilante» pousse la réflexion plus loin, systématise la pensée de Gauguin, l’organise ; plus tard augmentée des principes de l’école d’art sacré de Beuron, son esthétique est publiée dans ABC de la peinture (1921) : Sérusier développe ses théories des formes simples et géométriques, de la couleur, de la tonalité d’ensemble, afin de relier art, nature et spiritualité.