Vous rêvez d’être Tintin dénichant la maquette de La Licorne sur un marché aux puces ? Alors, larguez les amarres et découvrez une spécialité qui a le vent en poupe !
Réaliser des maquettes de bateau des «modèles» comme les appellent les spécialistes n’est pas chose nouvelle. Dans l’Antiquité déjà, les marins construisaient des navires miniatures placés aux côtés des défunts dans leur dernière demeure, au même titre que le mobilier funéraire accompagnant des personnages de haut rang. La portée symbolique, pour ne pas dire ésotérique, d’un tel choix n’est pas sans rappeler le mythe grec de Charon qui, contre une obole, embarque sur son frêle esquif les âmes errantes cherchant à traverser le Styx pour rejoindre la rive des morts. Si cette croyance perdure fort logiquement dans le bassin méditerranéen pendant plusieurs siècles, les pays nordiques ne sont pas en reste. Dans le Jutland par exemple, la partie continentale du Danemark actuel, des archéologues ont découvert des tombes dans lesquelles avaient été placés des petits bateaux taillés dans des feuilles d’or datant du XIIIe siècle avant notre ère. Rien à voir, bien sûr, avec les pièces plus récentes que nous rencontrons dans les ventes aux enchères, même si bien des modèles du XVIIIe et des siècles suivants, en particulier ceux faisant office d’ex-voto dans les églises des villes portuaires, partagent souvent la même connotation religieuse. L’un des plus anciens que nous connaissons date du milieu du XVe siècle ; il est aujourd’hui conservé à Rotterdam. Dans d’autres contrées, comme en Espagne, les petits navires que l’on découvre dans les chapelles servent également aux processions et aux commémorations des victoires navales. Comme pour l’échiquier de Charlemagne, dont les quelques pièces restantes sont encore visibles au Cabinet des médailles, à Paris, il existe des modèles de curiosité destinés aux grands de ce monde, telle cette nef de Charles Quint, un surtout de table et horloge en forme de navire sur lequel s’animent l’empereur et sa cour (Conservatoire national des arts et métiers).
Des ateliers au grand large
Toutefois, il faut attendre le XVIIe siècle pour voir émerger une classe d’artisans qui se consacre véritablement à la réalisation des maquettes. Motivés par la nécessité de pousser les expérimentations aussi loin que possible avant la construction d’un bateau grandeur nature, les armateurs s’entourent alors de professionnels, auxquels il est demandé de tout prévoir : comment le vaisseau se comportera-t-il une fois libéré de ses amarres, basculera-t-il, prendra-t-il l’eau ? À croire que les financiers en avaient assez de l’invocation du mauvais sort pour masquer en réalité de funestes prévisions ! Il faut dire que trop d’exemples malheureux ont émaillé l’histoire des compagnies maritimes, comme celui du Saint-François, le plus grand des navires construits sous François Ier, qui, une fois dans son élément, s’est révélé absolument impossible à manœuvrer. Ou du Vasa, lequel, richement équipé et solidement armé pour le roi Gustave II de Suède, au XVIIe siècle, a coulé à pic sous les yeux médusés des spectateurs assistant à sa mise à l’eau. Curieux destin quand on sait que le célèbre trois-mâts, renfloué en 1961 et exposé depuis dans un musée de Stockholm, est aujourd’hui l’une des plus grandes attractions de Scandinavie, attirant plus d’un million de visiteurs par an ! En somme, en faisant réaliser des maquettes en amont de la construction de ces nouveaux monstres des mers, capitaines et armateurs cherchent à s’éviter des frayeurs inutiles. Cette obligation de raisonner en trois dimensions constitue une innovation de taille pour les maîtres d’haiche («hache» en vieux français), nom traditionnel des charpentiers de marine, l’une des corporations les plus mystérieuses de l’Ancien Régime, où techniques et gabarits n’étaient transmis que de père en fils. Parmi les secrets partagés avec les architectes et ingénieurs navals, l’incontournable proportionnalité des haubans, mâts et maître-bau avec l’un des éléments de base du navire, souvent le diamètre du grand cabestan. Certes, ces traditions aux faux airs de règlement se motivent parfois par de la pure superstition. Les Anglais qu’on ne peut qualifier d’amateurs lorsqu’il s’agit de marine seront néanmoins les premiers à professionnaliser cette approche en mettant sur pied des «Admiralty Models» en 1660, sous le règne de Charles II. Bientôt suivis par la France de Colbert qui prescrit, elle aussi, la réalisation préalable de modèles d’arsenal (pour les navires de guerre) et de compagnies (pour les navires de commerce). Cette approche scientifique inédite, et inhérente à la conception même des navires, se poursuit jusqu’au milieu du XIXe siècle et contribue à expliquer la suprématie des deux superpuissances d’alors sur toutes les mers du globe.
Un marché qui bat son plein
Guère étonnant, donc, que sous le marteau, la Grande-Bretagne et la France soient les principaux pourvoyeurs des maquettes de bateau les plus courues, suivis de près par les États-Unis et les pays scandinaves. Les modèles les plus anciens contiennent parfois moult détails impressionnants (hamacs destinés aux matelots, canons positionnés dans les batteries, réserves entreposées dans les cales) et sont généralement réalisés à des échelles assez grandes, 1/48 ou 1/96. Naturellement, avec quatre siècles de recul, ces réalisations peuvent nous paraître simplement décoratives. Et pourtant, il s’agit bien souvent des seuls témoignages (avec les plans) que nous conservons de navires parfois disparus il y a fort longtemps. Pour les spécialistes, ce XVIIe siècle marque le début d’un véritable âge d’or pendant lequel les maquettes précèdent la réalisation d’un vaisseau. À la différence des pièces plus récentes qui, pour l’essentiel, ne les reproduisent qu’a posteriori. Et comme les plus beaux exemplaires sont quasiment tous exposés dans des musées, on comprend mieux l’appétit des collectionneurs lorsqu’une merveille réapparaît sur le marché. Ou comment faire avec les moyens du bord !